Une victoire symbolique, mais pas un triomphe judiciaire. Dix ans après la mort du militant écologiste Rémi Fraisse, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France, jeudi 27 février, pour une violation du « droit à la vie » consacré par les textes.
Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, cet étudiant de 21 ans avait été mortellement blessé par l’explosion d’une grenade offensive OF-F1, lors d’affrontements entre des opposant·es à la construction du barrage de Sivens et les gendarmes mobiles chargés de protéger la zone des travaux.
L’arrêt de la CEDH pointe « des lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable » à l’opération de gendarmerie et « des défaillances de l’encadrement ». Elle note toutefois que les autorités françaises ont pris les mesures nécessaires pour y remédier et qu’une « enquête effective » a eu lieu, bien que celle-ci n’ait pas débouché sur un procès.
Les parents, la sœur et la grand-mère de Rémi Fraisse, mobilisé·es depuis plus de dix ans pour obtenir justice, obtiennent une réparation financière de 50 700 euros.
« Cette condamnation établit de manière définitive que Rémi, qui n’avait que 21 ans, a été tué par la France en raison des ordres de maintien de l’ordre et d’usage de la force manifestement disproportionnés », écrit Jean-Pierre Fraisse, le père de Rémi, dans un communiqué consécutif à la décision. Son texte pointe notamment la responsabilité des « membres du gouvernement de l’époque » dans la mort de son fils, à qui « l’Histoire a donné raison » puisque le chantier a ensuite été interrompu par la justice.
Joint par Mediapart, Jean-Pierre Fraisse appelle à « changer les textes qui régissent l’emploi de la force » et à mettre en place « des procédures beaucoup plus restrictives » pour encadrer les opérations de police et de gendarmerie. Il est toutefois « très circonspect » sur l’avenir. « Pour vous dire vrai, je n’ai pas d’espoir avec les gouvernements actuel et futurs », ajoute Jean-Pierre Fraisse.
Citant l’exemple de Sainte-Soline, où plusieurs personnes ont été grièvement blessées en 2023, il ajoute que les forces de l’ordre font un usage « complètement délirant » des grenades lors des mobilisations sociales et environnementales. « L’OF-F1 n’est plus employée mais il y a toujours des grenades qui vous mutilent et peuvent même vous tuer. En fait, rien n’a changé sous le soleil », dit Jean-Pierre Fraisse.
Son avocat, Arié Alimi, voit dans l’arrêt de la CEDH « l’aboutissement naturel d’un long combat, de plus de dix ans, pour la vérité et la justice, envers et contre la raison d’État, une justice défaillante et une volonté manifeste de protéger les responsables politiques de l’époque ».
À ses yeux, le premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve « portent une tache indélébile sur leur front ». « Il incombe désormais à tout l’appareil d’État et à la justice de tirer les conséquences de cette décision historique, ajoute l’avocat, pour qu’il n’y ait plus jamais de victimes de la violence d’État et que toutes les victimes de violence policière soit reconnues comme telles. »
Une décision en demi-teinte
Les autres membres de la famille de Rémi Fraisse n’ont pas souhaité réagir publiquement à la décision de la CEDH. Leur avocate, Claire Dujardin, salue « une victoire » et souligne que « de manière inédite, la Cour se prononce sur une opération de maintien de l’ordre menée par l’État français et l’usage des armes dites non létales ». Elle se réjouit que cet arrêt « valorise » le travail du Défenseur des droits mais regrette que la Cour ait écarté les critiques de ses clients sur le déroulement de l’enquête pénale.
La décision estime en effet qu’une « enquête effective » a bien eu lieu et que l’Inspection générale de la gendarmerie nationale présentait « une indépendance suffisante » pour la mener. Le rejet de nombreuses demandes d’actes formulées par la famille auprès des juges d’instruction – l’audition de certains donneurs d’ordres, l’organisation d’une reconstitution, la tenue d’un procès – ne remet pas en cause leur impartialité selon la Cour, fidèle à sa jurisprudence.
Les reproches de la CEDH se concentrent sur « le cadre juridique et administratif » en vigueur à l’époque. À la fois complexe, incomplet et entaché de « lacunes », il laissait les gendarmes mobiles « dans le flou », faute de disposer des « précisions nécessaires pour déterminer en pratique quelle arme était la mieux adaptée à la menace » et « en faire un usage réellement gradué ».
À l’époque, rappelle la Cour, « la France était le seul pays à utiliser des munitions explosives en opération de maintien de l’ordre avec pour objectif le maintien à distance ». La dotation en grenades OF-F1, une arme « d’une dangerosité exceptionnelle », est jugée « problématique en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis et protecteur » : « il n’existait pas, à cette époque, de formation spécifique sur la dangerosité de ces grenades, ni d’information sur les dommages susceptibles d’être occasionnés, d’interdiction du lancer en cloche, de tir par équipe ou binôme, ou encore de respect d’une distance de sécurité ». Quarante-deux de ces grenades ont pourtant été utilisées dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014.
Si les circonstances autorisaient les gendarmes à user de la force, parce qu’ils étaient confrontés à « des agissements violents », la Cour rappelle que « Rémi Fraisse ne s’est à aucun moment montré agressif », même s’il avait « imprudemment quitté la zone pacifique de la manifestation pour se rendre sur la zone des affrontements ». Elle pointe aussi des « défaillances de la chaîne de commandement », en particulier « l’absence de l’autorité civile sur les lieux ».
Le gendarme qui avait lancé la grenade « en cloche », de nuit, par-dessus un grillage, n’a jamais été jugé ni même mis en examen.
La CEDH considère cependant que les autorités françaises ont comblé les lacunes de la réglementation depuis les faits, par des « modifications substantielles » du droit « de nature à remédier aux dysfonctionnements constatés ». Les grenades OF-F1, dont l’usage a été suspendu par Bernard Cazeneuve deux jours après la mort de Rémi Fraisse, ont définitivement disparu de l’arsenal de la gendarmerie en mai 2017.
Plusieurs réformes ont par ailleurs conduit à réécrire les textes sur l’usage de la force, les sommations et la liste des personnes dont la présence est requise sur place. « Pour les situations les plus tendues ou les plus difficiles », le préfet est notamment tenu de désigner un représentant s’il ne peut s’y rendre lui-même. Aux yeux de Claire Dujardin, néanmoins, la loi « manque encore de précision » sur certains points.
Le gendarme qui avait lancé la grenade « en cloche », de nuit, par-dessus un grillage, n’a jamais été jugé ni même mis en examen. Placé sous le statut de témoin assisté, il a obtenu un non-lieu en 2018, confirmé par la cour d’appel en 2020. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi de la famille Fraisse en 2021, mettant un terme définitif à la procédure judiciaire. La même année, le tribunal administratif de Toulouse a conclu à une « responsabilité sans faute » de l’État français dans la mort de Rémi Fraisse, octroyant un dédommagement d’environ 45 000 euros aux membres de sa famille.
Par Camille Polloni