La population fait pression et gagne : d’importants moyens débloqués pour aider les migrant·es
Commençons par planter le décor : nous sommes en 2018 et la question migratoire émaille l’agenda politique belge. Theo Francken est secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations. Ses actions et prises de position sont qualifiées par beaucoup comme très à droite et déshumanisantes : proposition de loi sur les visites domiciliaires, arrestation de sans-papiers dans les locaux de l’association culturelle Globe Aroma, volonté de contournement l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’humain afin de pouvoir renvoyer des bateaux de migrant·es vers leur lieu d’origine, procès des hébergeur·euses. Mais aussi le cas de la petite Mawda, deux ans, tuée par un policier qui tente de stopper par la force une camionnette à bord de laquelle se trouvent des migrant·es.

La même année, les populations de Gembloux, de la Bruyère, de Jemeppe-sur-Sambre, de Rochefort dans la province de Namur, et de Habay dans la province du Luxembourg, sont interpellées par le sort de nombreuses personnes en transit dans leur commune. Ces hommes et ces femmes — aux parcours aussi divers que variés, en provenance d’Érythrée, du Soudan, d’Éthiopie, de Somalie, de Lybie, d’Égypte, d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie — passent la nuit sur les aires de parking et tentent de rejoindre l’Angleterre par camion. Ielles ne sont que de passage et ne désirent pas rester en Belgique, ielles n’entrent pas dans les conditions de prise en charge des migrant.es demandeur·ses d’asile. Les médias leur collent une étiquette sur le front, abusive et déshumanisante à la fois, celle de transmigrant·es.

La nécessité de tisser un réseau

Les citoyen·nes des communes évoquées font face à une situation humanitaire préoccupante. Grâce à l’appui d’associations actives sur le terrain, des initiatives commencent à voir le jour afin d’apporter des vivres et des vêtements. De quoi tenir le coup. Mais rapidement, ces personnes constatent les limites de leurs interventions et souhaitent que des décisions politiques soient prises par les pouvoirs publics. On dénombre à ce moment-là entre 150 et 180 personnes de passage par jour sur la province de Namur et environ une trentaine sur la province du Luxembourg. Parmi elles, des mineur·es, certain·es non accompagné·es et des femmes, dont quelques-unes enceintes.

L’hiver finit par approcher. Le CAI est interpellé par les citoyen·nes. Il entreprend dès lors de mettre en réseau les opérateurs au niveau de chaque commune et de faire le lien entre les initiatives existantes autour de Namur. Sept associations œuvrent désormais d’une même voix : le C.A.I., le GABS (Groupe d’Animation de la Basse-Sambre), le CIEP-MOC Namur, le RWLP (Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté), le CNCD 11.11.11 Namur, Afico et la régionale PAC de Namur. Elles sont rejointes par les collectifs citoyens. Ensemble, ielles sensibilisent le grand public1, informent les citoyen·nes et tentent d’aider chaque collectif dans ses besoins spécifiques en faisant le relais entre eux et les associations de terrain ou les pouvoirs locaux.

Du terrain au politique

La première interpellation politique sera fera en province du Luxembourg, avec le CRILUX et la COLUXAM (la Coordination Luxembourgeoise Asile et Migration). Ensemble, ils interpellent le Gouverneur de la Province, en octobre 2018. La plateforme des sept associations namuroises interpellera, quant à elle, deux mois plus tard, le Gouverneur de la Province de Namur.

À la fin de l’année 2018, le CAI organise une réunion à Bruxelles avec BXL Refugees (la Plateforme citoyenne de Bruxelles), le CIRE et la Ligue des droits de l’humain. Objectif : partager leurs bonnes pratiques sur Bruxelles et analyser ce qu’il y aurait lieu de faire en Wallonie, de manière décentralisée et sur un territoire semi-rural.

Quelques mois plus tard, en mars 2019, une lettre ouverte est envoyée aux élu·es de tous les niveaux de pouvoir pour demander que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités et soulagent les collectifs citoyens, fatigués de donner de leur temps et de leur argent depuis déjà un hiver. Cette lettre demande en outre, avec insistance, qu’un relai politique soit mis en place. Elle est portée par pas moins de 45 signataires, qui s’ajoutent aux collectifs et aux associations porteuses du projet.

À la fin du mois de novembre 2019, une première rencontre s’opère entre les deux provinces et les interpellations politiques se multiplient, grâce à l’appui du CNCD, de la COLUXAM et du CRILUX. De son côté, la plateforme namuroise organise des réunions de coordination provinciale avec les acteur·trices citoyen·nes et associatif·ves. Des interpellations politiques aux échelons locaux et provinciaux s’organisent, notamment via la motion de « commune hospitalière. » La Région wallonne est également interpellée afin que, à l’instar de la Région bruxelloise, elle vienne en aide à ce public dont les droits fondamentaux ne sont pas respectés et afin qu’elle interpelle tant le gouvernement fédéral que les pouvoirs publics locaux.

Du communal au régional

La convergence des associations et collectifs actifs sur la question a mis en exergue la nécessité d’action de la part du monde politique afin qu’une réponse structurelle à la situation des migrant·es en transit soit officialisée.

Fin 2019, il apparait plus que nécessaire de s’organiser, de mieux distinguer les coordinations provinciales et wallonne, de se répartir les tâches si on veut aboutir à quelque chose de concret. Si le Crilux et le CAI peuvent respectivement s’investir dans le pilotage des actions sur leur province, il faut une énergie supplémentaire pour coordonner et piloter une coordination au niveau wallon. PAC Namur, en tant que régionale d’un mouvement d’éducation populaire présent sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, propose de jouer ce rôle de coordination, avec le soutien des CRI namurois et luxembourgeois ainsi que d’autres associations et collectifs.

Dès janvier 2020, suite aux interpellations politiques, les associations rencontrent les cabinets des ministres wallons Pierre-Yves Dermagne (ministre en charge du Logement et des Pouvoirs locaux) et Christie Morreale (ministre en charge notamment de la Santé, de l’Action sociale et de l’Égalité des chances). Entre-temps, la plateforme devient la Coordination wallonne des Collectifs et Associations en soutien aux Migrants en transit, afin de représenter les collectifs et associations des 5 provinces concernées.

Puis survient la crise sanitaire liée à la propagation du Covid-19. La Coordination reste particulièrement active sur la question de l’urgence sociale : recherche de moyens financiers pour appuyer les collectifs, développement d’un plaidoyer pour l’ouverture d’abris de confinement auprès des pouvoirs provinciaux et locaux, participation à la task force wallonne d’urgence sociale coronavirus avec les CRI, le RWLP, la FDSS, la Fédération des CPAS et les relais sociaux.

Enfin, en septembre 2020, les premiers actes politiques officiels sont posés : une circulaire régionale sur la situation des personnes migrantes en transit est envoyée à tous les pouvoirs locaux par l’administration wallonne. Le but : sensibiliser ces derniers à la situation de ces personnes vulnérables et les inviter à leur assurer à chacun·e un traitement digne, un accès aux droits fondamentaux et de garantir leur protection.

La perspective d’un nouveau confinement et l’approche de l’hiver font craindre le pire aux collectifs et associations de terrain. La Région wallonne décide alors, le 21 octobre dernier, de débloquer une subvention exceptionnelle d’urgence humanitaire dans le cadre de la résurgence de la crise sanitaire à hauteur de 300 000 €. Versée à la Coordination wallonne des Collectifs et Associations en soutien aux Migrants en transit, cette somme permettra de pallier aux besoins urgents des collectifs et associations : un logement, l’accès à l’aide médicale urgente, à de l’aide alimentaire, accès à l’eau, à l’électricité, à du matériel de protection, à des douches…

La Coordination wallonne poursuivra en outre sa veille sur la situation des différents collectifs en Région wallonne et la recherche de solutions locales et globales dans des dynamiques de partenariat pouvoirs publics, associations d’aide humanitaire et collectifs de citoyens.

Même si cette subvention exceptionnelle ne permettra évidemment pas de résoudre cette question migratoire, elle démontre tout l’intérêt pour la population de s’associer, de se mettre en réseau et de montrer au monde politique que, même si la population est prête à agir en premier plan, elle n’a pas pour vocation de se substituer aux missions des autorités publiques. Garantir un accueil digne à ces personnes – qu’elles décident de rester ou non sur le territoire — doit relever d’une action politique et devenir un mécanisme structurel, et non des mesures exceptionnelles limitées dans le temps. Le travail mené par ces citoyen·nes démontre l’intérêt et l’urgence de continuer à mener des combats collectifs portés par des valeurs fortes d’humanisme et de solidarité.

Par Pierre Vangilbergen (publié le 30/11/2020)
A lire sur le site agir par la culture