Dans la cour du lycée agricole, une fine couche de verglas crisse sous les pas. Neuf maraîchers sont arrivés. Il est 8h30, le café fume. En plein hiver, la saison est propice pour quitter les champs, laissés au repos. Arnaud est venu de la ferme familiale, dans les monts du Lyonnais, laissant derrière lui « la mâche à couper et les fruitiers à tailler », pour se former à la fabrication d’outils. Convaincu par la formule, il en est à son troisième stage avec l’Atelier Paysan, une coopérative d’auto-construction. « On repart avec des outils que l’on fabrique nous-mêmes. Ça donne plus d’autonomie pour réparer ensuite. On peut réparer à l’infini, plutôt que de jeter parce qu’il n’y a pas de pièces détachées ! »
Alban ressert une tournée de café. Lui aussi a pris la route tôt ce matin. « Deux bonnes heures au volant depuis Lagrand, dans les Hautes-Alpes ». Le trentenaire vient de signer un bail agricole et se lance dans le maraîchage. Son objectif pour s’insérer dans cette profession dont il n’est pas issu : minimiser les investissements. Son installation lui coûte 8000 euros, grâce à l’achat de matériel d’occasion et aux compétences acquises à l’Atelier. Ce montage financier, il y a pensé pour préserver sa femme et leurs trois enfants : « J’ai vu beaucoup de couples se séparer après quelques années d’installation. La prise de risques financière est grande et peut être facteur de tensions. »
Tirer les conséquences de l’épuisement des sols
Au programme pour Alban et Arnaud : trois jours de stage. Pour découper, souder, assembler, en tout « neuf machines à construire », résume Grégoire Wattinne, formateur depuis quatre ans et diplômé d’une école d’ingénieur. Les matières premières sont achetées par les participants, le stage financé par Vivea, le fond de formation continue des agriculteurs. Pour Baptiste, le calcul est vite fait : « Ces machines, on les achèterait quatre ou cinq fois plus cher si on ne les faisait pas nous-mêmes. » Le cultivateur se reprend : « Enfin, ce qui se fabrique ici, on ne trouve pas d’équivalent dans le commerce. Donc c’est difficile de comparer. » Exemple : le rouleau-bêche. Ses lames servent à enfouir des restes de cultures qui vont décompacter le sol en prenant racine.
C’est à la fin des années 2000 qu’émerge ce réseau de partage de savoir-faire. Autour d’un constat commun formulé par plusieurs maraîchers, celui de la fatigue des sols. Le travail de labour appauvrissant les qualités agronomiques des terres trop intensément cultivées. Argile, limon, sable… La nécessité de concevoir des outils plus adaptés aux composantes de la terre et à la vie du sol rassemble. L’Atelier Paysan est né.
Un catalogue de 52 innovations paysannes
Aujourd’hui, la coopérative revendique 52 « trouvailles paysannes », une bibliothèque qui n’avait jamais existé auparavant. Pour la constituer, « nous sommes allés dans les campagnes, aux côtés de bons bricoleurs, raconte Grégoire Wattinne. Un jour, un vigneron du Jura est venu nous trouver, il avait fabriqué de ses mains un semoir à engrais beaucoup moins lourd que ce qui s’achète… donc plus facile et moins pénible à utiliser. » Une autre fois, c’est un groupe de paysans qui s’adresse à l’Atelier avec une demande précise : « Comment travailler une vigne qui penche d’un côté à un bout du champ, de l’autre côté à l’autre bout du champ ? » Quelques mois plus tard, le « dahu » voit le jour. Difficile à mettre au point, il portera le nom de cet animal légendaire qui se cache dans les montagnes. D’autres propositions viennent de la part d’éleveurs : « Comment transporter facilement des animaux d’élevage en plein air ? » La cabane à cochons déplaçable est proto-typée par les ingénieurs et les paysans. Ses dimensions permettent de déplacer avec un tracteur jusqu’à six porcs charcutiers.
Le principe, pour Alban, tient en quelques mots : « Reproductible avec peu de moyens ». Lors des formations, tout le matériel est amené en camion et remorque. Ce qui permet à la coopérative d’être présente partout en France. « Acier, visserie, postes à souder… Nous pouvons aménager n’importe quel hangar vide pour faire un stage », annonce Grégoire Wattinne, qui était récemment dans le Gers puis dans les Pyrénées, avant de revenir en Isère où se trouvent les bureaux de l’Atelier Paysan…
Par Lucile Leclair (publié le 23/0218)