Pour Christophe Provot, éleveur laitier à Les Autels-Villevillon, en Eure-et-Loir, la marque C’est qui le patron ?! a d’abord représenté en 2017 une opportunité de quitter Lactalis. « Comme beaucoup de producteurs, je n’étais pas particulièrement content de travailler avec eux. Il y avait toujours un rapport de force inégal, on ne travaillait pas en confiance », explique l’éleveur, par ailleurs président de la section laitière de la FNSEA 28.
Mais avant de signer avec la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel (LSDH), installée à quelques kilomètres de sa ferme et qui met en bouteille tout le lait de « la marque du consommateur », Christophe Provot prend le temps de la réflexion.
Le cahier des charges de C’est qui le patron ?!, qu’il est nécessaire de respecter après la signature d’un contrat avec LSDH, aura en effet des conséquences sur la ferme de Christophe Provot.
« Le plus difficile, c’était les quatre mois de pâturage : je suis dans une région où l’herbe ne pousse pas très bien, et mes bêtes ne sortaient plus », se souvient-il.
Les calculs sont toutefois rapides. Dans un contexte de crise liée à la fin des quotas laitiers1, C’est qui le patron ?! achète le lait à 390 euros les 1 000 litres, soit 15 % de plus que Lactalis. Une marge suffisante pour enclencher la transition tout en restant rentable.
Aujourd’hui, l’éleveur estime même gagner 20 % de revenu supplémentaire grâce à la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel. Face aux coopératives Sodiaal et Agrial, qui payent 445 euros les 1 000 litres en septembre 2024 à l’échelle nationale – à peine mieux que Lactalis à 440 euros –, LSDH les achète sans organismes génétiquement modifiés (OGM) à près de 485 euros, et celui de C’est qui le patron ?! à 540 euros.
Avec 30 à 40 % de sa production orientée vers la marque fondée par Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier, Christophe Provot bénéficie donc d’un prix d’au moins 525 euros.
« Quand on en parle dans les réunions syndicales, les autres ont du mal à y croire parce qu’ils ont tellement l’habitude d’être traités comme des numéros, témoigne-t-il. On nous dit que c’est un marché de niche, mais c’est plus que ça : on n’a jamais connu une relation de cette qualité avec une laiterie. »
Un effet retentissant
Gilles Durlin, président de la commission économique de la FNPL, branche lait de la FNSEA, évoque lui aussi un « marché de niche » réservé aux consommateurs les plus militants.
Alors que les Français consomment environ 2 milliards de litres de lait liquide par an2, C’est qui le patron ?! ne pèse que 4 % en volume d’un rayon dominé par les marques de distributeur. Mais ses activités sont surveillées par tout le secteur.
« Nicolas Chabanne est devenu un arbitre, qui a poussé les autres acteurs à s’engager », reconnaît Gilles Durlin.
Dès la fin des quotas, souligne-t-il, « plusieurs groupes d’agriculteurs avaient bien tenté de mettre en place ce type de marque, mais aucun industriel ne les suivait ». Seul C’est qui le patron ?! a poussé la plupart des grandes enseignes à s’engager. Carrefour, Lidl, Intermarché, Leclerc, ou encore Auchan : nombreux sont les distributeurs qui ont, depuis, lancé des gammes de lait promettant une meilleure rémunération des agriculteurs.
L’effet C’est qui le patron ?! a été d’autant plus retentissant que le marché du lait liquide est en crise. Alors que la consommation a diminué de 20 % entre 2013 et aujourd’hui, C’est qui le patron ?! a augmenté ses ventes particulièrement vite, passant de 30 millions de litres dès sa création en 2016 à 70 millions actuellement.
« La filière misait jusque-là sur l’origine France, le bien-être animal et le pâturage. C’est qui le patron ?! a fait partie des premiers à faire de la rémunération un argument de vente », note Romain Le Texier, directeur des études au sein de l’interprofession laitière (Cniel).
Sophie Renault, chercheuse spécialiste du marketing participatif à l’université d’Orléans, salue aussi une initiative « pédagogique » pour expliquer cette rémunération au consommateur.
« En l’accompagnant pas à pas pour lui montrer comment chaque aspect influence le prix, la marque le rend responsable de ses choix », estime-t-elle.
Principal outil : un questionnaire en ligne, qui permet de voter sur les cahiers des charges et détaille précisément le surcoût de chaque engagement supplémentaire sur le prix de la bouteille.
Difficile, pour la plupart des foyers, de refuser une rémunération à hauteur des coûts de production qui n’ajoute que 10 centimes au prix d’une bouteille par rapport au cours mondial du lait, une mise au pâturage pour 6 centimes de plus, ou une alimentation non-OGM pour seulement 5 centimes.
Protéger la marge de la distribution
L’explication est d’autant plus importante que le modèle économique repose principalement sur le consommateur final. Comme le montre notre graphique, basé sur les données de l’Observatoire des prix et des marges (OFPM), industriel et distributeur touchent 66 centimes de marge brute sur le lait en moyenne.
Le bloc de marge que C’est qui le patron ?! réserve à ces deux acteurs est à peine inférieur, environ 61 centimes, comme expliqué sur le site de la marque.
Un lait plus un peu cher pour le consommateur, beaucoup plus rémunérateur pour l’éleveur
C’est le consommateur qui finance à la fois la rémunération de l’éleveur et le fonctionnement de la marque
Si la rémunération des intermédiaires s’avère donc presque identique, c’est bien le client final qui supporte le surcoût. Avec 19 centimes supplémentaires par bouteille, soit environ 8 euros par an et par personne, c’est lui qui finance à la fois la rémunération de l’éleveur et le fonctionnement de la marque.
Cette préservation des bénéfices de la distribution est l’une des clés majeures du succès de C’est qui le patron ?!, dont Carrefour reste le soutien historique.
« Au début, on voulait diminuer les marges pour donner plus au producteur, mais on a vite compris que les distributeurs risquaient de réduire notre présence dans les linéaires », se souvient Nicolas Chabanne.
La stratégie permet d’ailleurs à C’est qui le patron ?! de s’inviter chez Leclerc, l’un des « plus grands contributeurs à la croissance de la marque ». Les produits laitiers, dont la crème et le beurre, restent les poids lourds du chiffre d’affaires de l’entreprise, mais la même logique a été étendue à une quinzaine d’autres produits. Œufs, yaourts, jus de pomme et concentré de tomates ont connu des départs dynamiques.
En revanche, la commercialisation du miel, du chocolat ou du poulet devrait bientôt prendre fin. « En lançant un produit en rayon, nous créons une attente du côté des producteurs. Pour limiter les déceptions, nous arrêtons rapidement tout ce qui ne marche pas », explique Nicolas Chabanne.
De l’exemple à la politique publique
Pour la suite, le cofondateur souhaiterait développer des « ingrédients », que les industriels et les distributeurs pourraient utiliser dans les produits transformés à condition de payer une licence.
« Plein d’entreprises nous ont appelés pour lancer la discussion, mais la démarche possède trop de ramifications. Si on commence à changer pour un ingrédient, il faut tout remettre en cause, et donner à nos sociétaires la transparence qu’ils exigent. La plupart n’y sont pas prêtes », analyse Nicolas Chabanne.
Le président de la Laiterie Saint-Denis-de-l’Hôtel, Emmanuel Vasseneix, estime de son côté que la quantité de lait pourrait encore doubler, pour atteindre 200 millions de litres.
« Nous ne sommes encore que dans la moitié des magasins, et tous les produits sont en progression. On n’impose rien à ceux qui privilégient les premiers prix, mais si personne ne fait rien pour la rémunération des producteurs, il n’y aura plus aucun agriculteur ni en France, ni ailleurs », appuie-t-il.
A la Confédération paysanne, Stéphane Gallé souligne que le véritable changement économique ne surviendra que si les pouvoirs publics s’impliquent davantage dans la répartition de la valeur agricole :
« L’esprit de la démarche, rémunérer les gens pour leur travail, est évidemment intéressant. Mais tout repose sur la responsabilité du consommateur. Pour que toutes les laiteries proposent les mêmes conditions, l’Etat doit mieux arbitrer la relation entre les producteurs et la grande distribution. »
Par Ivan Logvenoff