01 Juil 2024
L‘écriture inclusive aiderait-elle à mettre fin aux discriminations de genre et aux préjugés sexistes ? Si les sénateurs, en octobre 2023, ont proposé une loi visant à « protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive », (proposition dont l’Assemblée nationale ne s’était pas emparée avant d’être dissoute le 9 juin), les études prouvant ses bénéfices s’accumulent. N’en déplaise aux sénateurs et au président Macron qui s’était mêlé de la question, la féminisation de notre langue et l’utilisation de termes plus neutres se révèlent très efficaces pour réduire les stéréotypes de genre. Stéréotypes favorisés par l’usage systématique du masculin, observables jusque dans l’imagerie cérébrale !
Portées par une communauté scientifique internationale grandissante, les innovations de cette écriture (doublets, points médians, termes épicènes, fusions…) changent nos perceptions des genres. Et deviennent essentielles pour faire bouger certaines lignes, notamment dans les milieux socioprofessionnels, explique Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique à l’université de Fribourg, coauteur en 2021 de Le cerveau pense-t-il au masculin ? (éd. Le Robert), et qui vient de cosigner deux études sur le sujet.
Que nous disent les travaux actuels sur l’écriture inclusive ?
Plus de trois cents études effectuées depuis un peu plus de quarante ans, par près de mille chercheurs d’une quinzaine de pays européens et nord-américains, aboutissent à une même conclusion : l’écriture inclusive change de façon efficace nos représentations mentales et fait diminuer nos stéréotypes discriminatoires. Et, chose rare dans le milieu scientifique, il n’existe aucune controverse entre les chercheurs sur les biais causés par les formes grammaticales masculines. Ils sont unanimement reconnus.
L’impact du langage est primordial à un âge où l’on se construit, en particulier pour l’orientation professionnelle.
Quelles sont les méthodes mises au point pour révéler ces biais ?
La première consiste à interroger les gens de façon ouverte pour étudier leurs représentations mentales lorsqu’on emploie le neutre masculin. Si on demande, par exemple, « citez vos trois politiciens ou musiciens préférés », les réponses concernent majoritairement des hommes. Cela montre que notre cerveau est incapable de penser la diversité du genre et la mixité lorsqu’on utilise le masculin comme règle de neutralité. La deuxième méthode est celle de la correspondance. On propose différentes phrases, comme « pensez-vous que Nathalie ou Pierre pourrait faire partie d’un groupe de chirurgiens ? » En analysant les réponses, on constate que les gens associent difficilement le féminin aux règles grammaticales de forme masculine.
Notre langue rendrait notre cerveau inapte à mettre en valeur le genre féminin ?
Exactement ! Dès 2018, la chercheuse allemande Julia Misersky et son équipe en ont même mesuré les effets sur notre activité cérébrale – la langue allemande utilise, elle aussi, le neutre masculin. Elle a fait lire ces deux phrases : « les musiciennes se rendaient à la cafétéria, parce que quelques hommes avaient faim » et « les musiciens se rendaient à la cafétéria, parce que quelques femmes avaient faim ». Il y a une erreur dans la première et non dans la deuxième phrase, mais on observe à chaque lecture le même pic électrique dans le cerveau des lecteurs, pic habituellement présent lorsqu’est détectée une erreur d’orthographe ou de grammaire. Cela veut dire que la règle qui impose l’interprétation neutre du masculin est incompatible avec la façon dont fonctionne notre cerveau.
Quels sont, précisément, les éléments de l’écriture inclusive qui changent nos représentations ?
Les doublets (« les acteurs politiques » deviennent « les actrices et les acteurs politiques ») et les formes contractées (muscien·ne·s, expert·e·s) augmentent considérablement la visibilité des femmes et diminuent les effets d’exclusion et la survisibilité des hommes. Une autre façon efficace de mettre en valeur la mixité est la reformulation par le groupe – « les acteurs politiques » deviennent « le monde politique » – et les termes épicènes (dont la forme ne varie pas selon le genre) – « humain » plutôt qu’« homme », « universitaires » plutôt que « chercheurs » , « direction » plutôt que « directeur ». Ces formes de neutralisation correspondent au premier modèle d’écriture inclusive, venu de la théologie protestante nord-américaine des années 1960, qui proposait une réécriture plus inclusive de la Bible, remplaçant, par exemple, « le fils de Dieu » par « l’enfant de Dieu ».
Y a-t-il des différences selon les profils de public étudiés ?
C’est un autre constat sans appel : les représentations mentales sont biaisées par l’utilisation de la forme masculine chez tout le monde, femmes, hommes et enfants.
Et pour les jeunes ?
Nous avons pu l’étudier chez les adolescents de 12 à 18 ans. L’impact du langage est primordial à un âge où l’on se construit, en particulier pour l’orientation professionnelle. Alors que les garçons n’ont aucun problème à s’imaginer travailler dans n’importe quels domaines, y compris ceux où les femmes sont majoritaires (santé…), les filles se sentent plus exclues lorsque les formations sont présentées uniquement au masculin (ingénieur, chirurgien…). Un changement s’opère dès qu’on met en valeur les deux genres. C’est donc un outil indispensable aussi bien pour les jeunes que pour les entreprises afin de diversifier les possibilités de formations et de stages.
Si l’écriture inclusive permet de tels progrès, y compris pour lutter contre les inégalités socioprofessionnelles, pourquoi une telle réticence à son égard ?
Selon nos dernières données, deux facteurs ressortent : le conservatisme et le manque de connaissance. Certains avancent l’idée que l’écriture inclusive ne serait pas adaptée à la langue française. Mais il existe de nombreuses règles qui n’ont aucun fondement ! Personne ne sait dire pourquoi on accorde le verbe avec le complément d’objet lorsque ce dernier est situé avant le sujet… De plus, l’écriture inclusive ne se limite pas au point médian ou au doublet, de nouveaux termes apparaissent, encore mal connus : « toustes » pour « toutes et tous », « auditeurices » pour « auditeurs et auditrices », « ingéniaire » pour « ingénieur et ingénieure », ou encore le pronom « iel ».
Qu’espérez-vous pour que les choses changent ?
Il serait essentiel de faire comprendre, par des campagnes de sensibilisation, ce que provoque l’usage de la forme grammaticale masculine sur notre société. Puis il est important de présenter la plus large palette possible de l’écriture inclusive, qui dépasse les doublets ou les points médians sur lesquels se focalisent la majorité des critiques.
Par Kyrill Nikitine (publié le 22/06/2024)
A lire sur le site Telerama
Portées par une communauté scientifique internationale grandissante, les innovations de cette écriture (doublets, points médians, termes épicènes, fusions…) changent nos perceptions des genres. Et deviennent essentielles pour faire bouger certaines lignes, notamment dans les milieux socioprofessionnels, explique Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique à l’université de Fribourg, coauteur en 2021 de Le cerveau pense-t-il au masculin ? (éd. Le Robert), et qui vient de cosigner deux études sur le sujet.
Que nous disent les travaux actuels sur l’écriture inclusive ?
Plus de trois cents études effectuées depuis un peu plus de quarante ans, par près de mille chercheurs d’une quinzaine de pays européens et nord-américains, aboutissent à une même conclusion : l’écriture inclusive change de façon efficace nos représentations mentales et fait diminuer nos stéréotypes discriminatoires. Et, chose rare dans le milieu scientifique, il n’existe aucune controverse entre les chercheurs sur les biais causés par les formes grammaticales masculines. Ils sont unanimement reconnus.
L’impact du langage est primordial à un âge où l’on se construit, en particulier pour l’orientation professionnelle.
Quelles sont les méthodes mises au point pour révéler ces biais ?
La première consiste à interroger les gens de façon ouverte pour étudier leurs représentations mentales lorsqu’on emploie le neutre masculin. Si on demande, par exemple, « citez vos trois politiciens ou musiciens préférés », les réponses concernent majoritairement des hommes. Cela montre que notre cerveau est incapable de penser la diversité du genre et la mixité lorsqu’on utilise le masculin comme règle de neutralité. La deuxième méthode est celle de la correspondance. On propose différentes phrases, comme « pensez-vous que Nathalie ou Pierre pourrait faire partie d’un groupe de chirurgiens ? » En analysant les réponses, on constate que les gens associent difficilement le féminin aux règles grammaticales de forme masculine.
Notre langue rendrait notre cerveau inapte à mettre en valeur le genre féminin ?
Exactement ! Dès 2018, la chercheuse allemande Julia Misersky et son équipe en ont même mesuré les effets sur notre activité cérébrale – la langue allemande utilise, elle aussi, le neutre masculin. Elle a fait lire ces deux phrases : « les musiciennes se rendaient à la cafétéria, parce que quelques hommes avaient faim » et « les musiciens se rendaient à la cafétéria, parce que quelques femmes avaient faim ». Il y a une erreur dans la première et non dans la deuxième phrase, mais on observe à chaque lecture le même pic électrique dans le cerveau des lecteurs, pic habituellement présent lorsqu’est détectée une erreur d’orthographe ou de grammaire. Cela veut dire que la règle qui impose l’interprétation neutre du masculin est incompatible avec la façon dont fonctionne notre cerveau.
Quels sont, précisément, les éléments de l’écriture inclusive qui changent nos représentations ?
Les doublets (« les acteurs politiques » deviennent « les actrices et les acteurs politiques ») et les formes contractées (muscien·ne·s, expert·e·s) augmentent considérablement la visibilité des femmes et diminuent les effets d’exclusion et la survisibilité des hommes. Une autre façon efficace de mettre en valeur la mixité est la reformulation par le groupe – « les acteurs politiques » deviennent « le monde politique » – et les termes épicènes (dont la forme ne varie pas selon le genre) – « humain » plutôt qu’« homme », « universitaires » plutôt que « chercheurs » , « direction » plutôt que « directeur ». Ces formes de neutralisation correspondent au premier modèle d’écriture inclusive, venu de la théologie protestante nord-américaine des années 1960, qui proposait une réécriture plus inclusive de la Bible, remplaçant, par exemple, « le fils de Dieu » par « l’enfant de Dieu ».
Y a-t-il des différences selon les profils de public étudiés ?
C’est un autre constat sans appel : les représentations mentales sont biaisées par l’utilisation de la forme masculine chez tout le monde, femmes, hommes et enfants.
Et pour les jeunes ?
Nous avons pu l’étudier chez les adolescents de 12 à 18 ans. L’impact du langage est primordial à un âge où l’on se construit, en particulier pour l’orientation professionnelle. Alors que les garçons n’ont aucun problème à s’imaginer travailler dans n’importe quels domaines, y compris ceux où les femmes sont majoritaires (santé…), les filles se sentent plus exclues lorsque les formations sont présentées uniquement au masculin (ingénieur, chirurgien…). Un changement s’opère dès qu’on met en valeur les deux genres. C’est donc un outil indispensable aussi bien pour les jeunes que pour les entreprises afin de diversifier les possibilités de formations et de stages.
Si l’écriture inclusive permet de tels progrès, y compris pour lutter contre les inégalités socioprofessionnelles, pourquoi une telle réticence à son égard ?
Selon nos dernières données, deux facteurs ressortent : le conservatisme et le manque de connaissance. Certains avancent l’idée que l’écriture inclusive ne serait pas adaptée à la langue française. Mais il existe de nombreuses règles qui n’ont aucun fondement ! Personne ne sait dire pourquoi on accorde le verbe avec le complément d’objet lorsque ce dernier est situé avant le sujet… De plus, l’écriture inclusive ne se limite pas au point médian ou au doublet, de nouveaux termes apparaissent, encore mal connus : « toustes » pour « toutes et tous », « auditeurices » pour « auditeurs et auditrices », « ingéniaire » pour « ingénieur et ingénieure », ou encore le pronom « iel ».
Qu’espérez-vous pour que les choses changent ?
Il serait essentiel de faire comprendre, par des campagnes de sensibilisation, ce que provoque l’usage de la forme grammaticale masculine sur notre société. Puis il est important de présenter la plus large palette possible de l’écriture inclusive, qui dépasse les doublets ou les points médians sur lesquels se focalisent la majorité des critiques.
Par Kyrill Nikitine (publié le 22/06/2024)
A lire sur le site Telerama