Travailleurs sans-papiers régularisés : les stratégies payantes d’une grève efficace
Sans un bruit, Sadio se colle contre le mur et monte les marches le plus doucement possible. Le tapis rouge sur lequel le jeune Sénégalais et ses camarades avancent est caractéristique des immeubles situés dans les arrondissements les plus cossus de la capitale. L’employeur de Sadio y a installé ses bureaux. Lui trime toute l’année dans un entrepôt logistique de banlieue. Enfin, la porte s’ouvre : « On y va. » La trentaine de travailleurs sans-papiers accélèrent le pas et s’infiltrent dans l’agence d’intérim QAPA, propriété du groupe Adecco. Sadio s’installe sur une chaise et sort le drapeau de son syndicat, la CNT-SO, toujours sans un mot. Il s’agit d’impressionner, mais sans faire peur. La tactique est rodée, Étienne Deschamps, syndicaliste, interpelle un responsable de l’entreprise : « Vous avez engagé des travailleurs sans-papiers de manière illégale. Ils sont venus demander leur régularisation, merci de nous fournir les documents nécessaires, en attendant, nous ne bougerons pas. » Sadio, préparateur de commandes depuis plus d’un an, se réjouit : « Il ne reste plus qu’à attendre le coup de fil du patron et ce soir je repars avec mes papiers. »

À quelques variations près, cette scène d’occupation s’est répliquée dans une trentaine de lieux de travail franciliens entre le 17 et le 23 octobre. Au total, plus de 800 travailleurs sans-papiers ont exigé leur régularisation. C’est l’une des plus grosses grèves de sans-papiers observée depuis 2009, quand 1300 travailleurs avaient cessé le travail.

100 à 150 grévistes sans-papiers ont ainsi occupé pendant une journée l’Arena de la porte de la Chapelle, au nord de Paris, un symbole des Jeux olympiques de 2024 qui doit accueillir des épreuves de badminton et de gymnastique. Ils y étaient embauchés par des entreprises sous-traitantes du bâtiment. Pendant ce temps, environ 650 intérimaires sans-papiers ont mené des piquets de grève devant leurs boîtes d’intérim pour demander leur régularisation. Ces derniers sont pour la plupart employés dans des entreprises sous-traitantes de la logistique, des déchets, du nettoyage, de la distribution, du bâtiment, prestataires pour de grands groupes tels que Carrefour, Onet, Véolia, Suez, les sociétés de livraison de colis DPD et GLS, Atalian (nettoyage et sécurité)…

Ce 24 octobre, un seul de ces piquets de grève n’avait pas encore réussi à obtenir les documents exigés, soit une petite vingtaine de personnes employées par une agence d’intérim à Pontault-Combault (Seine-et-Marne), signe de succès pour la CGT et la CNT-SO, qui ont encadré ces actions.

« Un système qui marche sur la tête »

« Si ma boîte a engagé des sans-papiers, elle doit être punie, c’est normal. Par contre, je ne vois pas pourquoi cette embauche devrait entraîner leur régularisation. Vous trouvez ça logique d’être récompensé pour avoir fait quelque chose d’illégal ? » interroge sincèrement Magalie*. Devant l’agence d’intérim bloquée, la salariée de Qapa (une filiale d’Adecco) fume une dernière cigarette, avant de repartir télétravailler chez elle. Elle n’aura pas passé beaucoup de temps au bureau ce matin.

En dépit de critères légaux, les régularisations demeurent dépendantes du pouvoir discrétionnaire des préfets

Que des sans-papiers puissent à la fois travailler, faire grève et finir par obtenir une régularisation, voilà qui a de quoi étonner.« Oui, c’est un point de vue normal », réagit Étienne Deschamps de la CNT-SO, « l’État français dit aux sans-papiers qu’ils n’ont ni le droit d’être là ni le droit de travailler… Mais il leur dit aussi que s’ils arrivent à faire les deux suffisamment longtemps, non seulement ils ne seront pas punis, mais on les régularisera. C’est pour sortir de ce système qui marche sur la tête que les syndicats qui luttent à leurs côtés demandent la régularisation automatique de tous les travailleurs sans-papiers. »

Ce système « qui marche sur la tête » a été rendu possible par la circulaire Valls du 28 novembre 2012. D’un côté, elle répertorie les critères permettant aux travailleurs sans-papiers d’obtenir une régularisation. De l’autre, remplir ces critères ne rend pas ces régularisations automatiques puisqu’elles demeurent dépendantes du pouvoir discrétionnaire des préfets. Ainsi, à partir de cinq ans de résidence sur le sol français (trois ans dans certaines conditions) et d’un certain nombre de mois travaillés, une préfecture peut fournir une carte de séjour temporaire d’un an à un salarié embauché en CDI. « Au bout d’un an, on fait un nouveau dossier », sourit tristement Sadio. Pour les intérimaires, les personnes en multi-emploi et les CDD, la circulaire Valls fonctionne, mais ces contrats précaires rendent la régularisation plus compliquée.

Chaque année, environ 7000 admissions exceptionnelles sur motif de travail, au titre de la circulaire Valls, sont attribuées par les préfectures. C’est moins que les régularisations pour motifs familiaux (23 000) et cela reste une goutte d’eau comparée au nombre total de sans-papiers sur le territoire français, estimé par le ministre de l’Intérieur entre 600 000 et 700 000 personnes en 2021. Enfin, si un certain nombre de régularisations sont obtenues grâce au soutien des employeurs, appelés « patrons solidaires » dans le jargon militant, le reste est souvent arraché de haute lutte.

L’action collective est nécessaire

Pour espérer gagner, il faut que l'action soit la plus massive et la plus visible possible

Respecter les critères ne suffit donc pas. C’est pour avoir une chance de compléter leurs dossiers et d’être régularisés via la circulaire Valls, que plus de 800 travailleurs sans-papiers ont mis la pression sur leurs patrons la semaine du 17 octobre. Objectif, obtenir deux documents primordiaux : une attestation de concordance pour ceux qui travaillent sous alias - c’est-à-dire avec l’identité d’une personne déjà régularisée - et surtout, un Cerfa de demande d’embauche de travailleur sans-papiers signée par leur patron. Une fois ces documents obtenus, il ne reste plus qu’à remettre les dossiers à la préfecture. « Le fait que ce soit un syndicat qui les dépose accélère les choses. Sinon la préfecture est extrêmement lente », commente Sadio.

La stratégie de l’action coup de poing a fait ses preuves. « Quand ils sont sous pression, les patrons obtempèrent dans la journée. Ça ne leur coûte pas grand-chose, si ce n’est du temps et un peu d’argent », résume Étienne Deschamps de la CNT-SO. Pour autant, la victoire n’est jamais assurée. Depuis plus de deux ans, les travailleurs sans-papiers de DPD, filiale du groupe La Poste sont en grève dans l’Essonne. Mais, faute de rapport de force suffisant, leur régularisation n’a toujours pas été obtenue. Pour espérer gagner, il faut que l’action soit la plus massive et la plus visible possible.

« Plus les entreprises sont touchées dans leur image, mieux ça fonctionne. Le blocage du chantier de l’Arena a été un cas d’école en la matière. Il faut s’en rendre compte : les Jeux olympiques de 2024, c’est la vitrine mondiale de la France. La presse étrangère était là pour couvrir notre action, les patrons et la ville de Paris, venus pour négocier, n’ont pas apprécié du tout. Résultat : dans la journée on a obtenu un protocole extrêmement favorable permettant de nombreuses régularisations », explique Arnaud de Rivière, syndicaliste de la CNT-SO...

Par Guillaume Bernard (publié le 25/10/2023)
Lire la suite sur le site Basta