Le lanceur d’alerte des « LuxLeaks » enfin innocenté par la justice européenne
La décision judiciaire qui l’innocente tout juste en main, et avant même d’avoir pu l’étudier dans le détail, Raphaël Halet savoure. Enfin. « C’est la preuve de ce que je dis depuis le début : c’était un marathon judiciaire, il ne fallait pas abandonner, confie-t-il à Mediapart. Depuis le départ, j’avais raison, et un tribunal a enfin bien voulu le reconnaître, en se penchant de façon rationnelle sur mon cas. »

Ce 14 février, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’organe judiciaire suprême pour les quarante-six pays membres du Conseil de l’Europe, vient d’invalider la condamnation par la cour d’appel du Luxembourg de ce lanceur d’alerte du dossier « LuxLeaks », qui a mis en lumière la place centrale du Luxembourg dans l’évasion fiscale des entreprises en Europe.

La décision intervient plus de dix ans après les faits qui étaient reprochés à Rapahël Halet. Elle est majeure, car elle conforte de façon décisive le statut des lanceurs d’alerte en Europe, mais aussi parce qu’elle contredit une première décision de la CEDH dans ce dossier, rendue en mai 2021 dans une formation plus restreinte.

Cette fois, Raphaël Halet est définitivement mis hors de cause. La CEDH, dans sa formation la plus solennelle de dix-sept juges, a jugé que sa condamnation par le Luxembourg était une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit la liberté d’expression. Le Luxembourg est condamné à lui verser 15 000 euros pour « dommage moral », et 40 000 euros de frais de justice.

L’homme, apparu pour la première fois dans la lumière en 2016, est de nationalité française, et a travaillé de 2006 à 2014 au Luxembourg pour le cabinet de conseil PriceWaterhouseCoopers (PwC). D’abord en tant qu’assistant personnel, puis comme responsable du service administratif chargé d’imprimer et de scanner les « rulings » fiscaux, ces documents explosifs, négociés par PwC avec le fisc luxembourgeois pour le compte des plus grandes entreprises. Ils étaient au cœur du système permettant à ces dernières de faire baisser très fortement leurs impôts en Europe, avec la bénédiction du Luxembourg (Nous avions détaillé ce système dans cette enquête).

En 2012, Raphaël Halet avait contacté Édouard Perrin, le journaliste français qui avait commencé à exposer les rouages de l’évasion fiscale permise par le Luxembourg dans un des premiers numéros de « Cash Investigation », sur France 2, en mai 2012. L’employé administratif a remis au journaliste seize nouveaux documents, qui lui ont permis de poursuivre ses révélations en juin 2013, dans une nouvelle émission (coécrite par Valentine Oberti, aujourd’hui journaliste à Mediapart).

Le scandale LuxLeaks a ensuite éclaté en novembre 2014, quand l’intégralité des documents obtenus début 2012 – livrés par le principal lanceur d’alerte de ce dossier, l’ancien auditeur de PwC Antoine Deltour –, ont été mis en ligne sous la houlette du consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), par quarante journaux un peu partout dans le monde.

PriceWaterhouseCoopers avait porté plainte au Luxembourg contre la divulgation de ces documents, sifflant le départ du « marathon judiciaire » qui vient de s’achever. En première instance en juin 2016, Antoine Deltour et Raphaël Halet avaient été condamnés à des peines de prison avec sursis. En appel, en mars 2017, Antoine Deltour avait encore écopé d’une peine de prison avec sursis, Raphaël Halet n’ayant pour sa part été condamné qu’à une amende de mille euros, ainsi qu’à un euro de dommages et intérêts.

En janvier 2018, la Cour de cassation luxembourgeoise avait ensuite invalidé la condamnation d’Antoine Deltour, mais confirmé celle de Raphaël Halet, tout en reconnaissant aux deux hommes le statut de lanceurs d’alerte. Enfin, en mai 2021, la CEDH avait d’abord confirmé cette condamnation pour Raphaël Halet.

Dans son arrêt de l’époque, la juridiction suprême avait estimé que les divulgations des documents qu’il avait fournis à Édouard Perrin « présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par PwC », car ils « n’avaient pas apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors ».

Un arrêt solennel et très détaillé

C’est cette dernière décision que la Grande Chambre de la CEDH a invalidée, de manière éclatante. « La Cour dit que la précédente décision ne tenait pas debout, au regard même de sa propre jurisprudence, se réjouit Raphaël Halet. Il y a six critères à appliquer, de manière casuistique, quasiment mathématique, et c’est terminé ! »

En effet, pour l’innocenter, la CEDH a passé en revue, de façon exhaustive et particulièrement détaillée, les critères lui permettant de juger que la révélation de documents, même confidentiels et y compris s’ils sont volés, doit passer avant les torts causés à leurs propriétaires. C’est déjà ce qui avait été défini en 2008, dans le cas d’un fonctionnaire moldave ayant permis de révéler des documents montrant une ingérence du gouvernement dans une procédure judiciaire (arrêt « Guja contre Moldova »).

La Cour a choisi d’insister solennellement sur ces critères et de les affiner, au nom « de la place qu’occupent désormais les lanceurs d’alerte dans les sociétés démocratiques et du rôle de premier plan qu’ils sont susceptibles de jouer ».

    Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’informations dont la divulgation présente un intérêt public pour l’opinion.

La Cour européenne des droits de l’homme

La CEDH a dont jugé qu’il était normal que Raphaël Halet soit passé par un journaliste pour faire ses révélations, qu’il n’avait pas agi « dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur », et que les informations transmises « apportaient bien un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur “l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale” ».

La décision s’attarde longuement sur ce dernier point, lançant plusieurs piques au Luxembourg : « Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’informations dont la divulgation présente un intérêt public pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées. »

La Cour convient ensuite que la divulgation des informations s’est bien faite au prix « d’un vol de données et de la violation du secret professionnel », mais que leur « intérêt public » devait l’emporter sur les autres considérations. Enfin, elle souligne que la sanction infligée à Raphaël Halet avait un « effet dissuasif » indéniable, qu’elle restreignait donc sa liberté d’expression, mais aussi celle de « tout autre lanceur d’alerte », et qu’elle ne pouvait donc pas être considérée comme « proportionnée au regard du but légitime poursuivi ». Aucune condamnation visant le salarié de PwC n’était donc possible.

« Le cas Halet est un cas emblématique de ce que peuvent traverser les lanceurs d’alerte », a expliqué dans un communiqué Juliette Alibert, avocate de l’association La Maison des lanceurs d’alerte. « Pour les entreprises, la balance bénéfice-risque pèse souvent en faveur de la poursuite de la procédure judiciaire par laquelle elles peuvent espérer ruiner financièrement et moralement le lanceur d’alerte », a-t-elle noté. Avant d’appeler « le législateur européen à s’investir sur la question des poursuites-bâillons et ses effets délétères sur la liberté d’expression et la préservation de l’intérêt général ».

Par Dan Israel (publié le 14/02/2023)
A lire sur le site Mediapart