Le « modèle Preston », ou comment une ville peut reprendre la main sur son économie, ses emplois et son bien-être
La nouvelle génération de maires écologistes ou issus d’alliance de gauche qui vient d’être élue pourraient s’inspirer du modèle expérimenté à Preston au Royaume-Uni ou à Cleveland aux Etats-Unis : s’appuyer sur les marchés publics, la création de banques régionales et de coopératives de salariés pour « relocaliser » leurs budgets, et éviter qu’ils ne s’évaporent dans la globalisation financière. Explications.

Un soir de printemps en 2013, deux conseillers municipaux de gauche ont franchi la porte du Grey Friars, un pub caverneux de Preston, ville post-industrielle du nord de l’Angleterre, pour une réunion autour d’une pinte de bière. Matthew Brown et son collègue Martyn Rawlinson étaient à la recherche d’idées nouvelles pour leur ville, où la pauvreté explosait dans un contexte de coupes budgétaires brutales. les deux autres, Neil McInroy et Matthew Jackson avaient fait le déplacement depuis Manchester où ils travaillaient pour un groupe appelé « Centre pour des stratégies économiques locales » (Center for Local Economic Strategies, CLES).

Ce soir-là, dans le pub, les quatre hommes ont esquissé les principes d’une nouvelle manière d’organiser les dépenses publiques urbaines, qui puisse protéger une ville moyenne comme Preston (141 000 habitants) de l’extraction de richesses locales par des multinationales privées, tout en imposant de nouvelles normes environnementales et sociales pour toutes les entreprises souhaitant bénéficier de contrats publics.

« Les marchés publics, sujet en apparence ennuyeux et technocratique, sont un enjeu éminemment politique »

Le « modèle de Preston » - nom sous lequel cette démarche viendra plus tard à être connue - comporte deux volets complémentaires. McInroy et Jackson avaient consacré de nombreuses années à argumenter que davantage d’argent pouvait être conservé dans l’économie locale si les écoles, les municipalités, les hôpitaux et autres institutions utilisaient leurs budgets pour acheter des biens et des services auprès de firmes locales plutôt que d’entreprises multinationales qui transfèreraient leurs bénéfices ailleurs. Matthew Brown pensait quant à lui que ces firmes locales devaient être des coopératives de travailleurs, où les profits iraient dans les poches des salariés plutôt que dans celles d’actionnaires.

D’un point de vue opérationnel, le modèle de Preston repose sur des outils et des approches éminemment techniques, comme l’analyse des dépenses publiques, l’ajustement des contrats d’achat public, la formation de nouveaux fournisseurs ou la création d’entreprises coopératives. Mais en son cœur, il y a un propos politique radical : que l’économie n’est pas une sphère technocratique séparée ni un ensemble de forces étrangères qui se jouent du lieu où elles s’affrontent et interagissent, mais qu’elle est façonnée par les décisions de gens ordinaires, qui peuvent l’utiliser pour créer le type de société dans laquelle ils veulent vivre.

Pour Martin O’Neill, maître de conférences en philosophie politique à l’université de York, cette approche transforme la politique d’approvisionnement d’une ville d’un simple processus financier en un levier qui peut être utilisé par les élus pour promulguer certaines valeurs, d’une manière un peu similaire à la redistribution des richesses via la fiscalité. « C’est l’idée que les marchés publics, qui sont en apparence une question ennuyeuse et technocratique, sont en fait un enjeu éminemment politique. En ne voyant pas ce rôle potentiel de l’achat public, nous avons massivement sous-estimé un moyen important dont disposent les élus pour améliorer la vie des gens », explique-t-il.

Empêcher les ressources financières locales de « s’échapper » au profit d’actionnaires

Aux États-Unis, le terme de « community wealth building » ou « création de richesse collective locale » a été inventé par un think tank appelé Democracy Collaborative. Il désigne une stratégie visant à attirer et conserver les dollars au sein des communautés locales : d’abord, en empêchant les ressources financières locales de « s’échapper » au profit d’entreprises et d’actionnaires extérieurs ; ensuite en tirant parti des contrats d’achats et des investissements des « institutions de référence » locales que sont les hôpitaux, les universités, les fondations, les institutions culturelles et les administrations municipales pour développer des activités bénéfiques à la communauté.

En 2007, le think tank, basé à Washington, a été mandaté par la Cleveland Foundation pour effectuer une analyse des dépenses dans la ville de Cleveland. Celle-ci était confrontée à de nombreux problèmes communs aux villes post-industrielles : sa population se réduisait, et de nombreuses entreprises cotées en bourse faisaient leurs valises en raison d’années de désinvestissement et du déclin des industries traditionnelles. Mais Cleveland possédait toujours un grand nombre d’institutions enracinées dans la ville comme la Cleveland Clinic, la Case Western Reserve University et les hôpitaux universitaires.

« Comment pouvait-il y avoir trois milliards de dollars en circulation, et que tout le monde soit pauvre ? »

Democracy Collaborative a constaté que ces « institutions de référence » dépensaient trois milliards de dollars par an, mais que seule une proportion infime de cet argent demeurait dans l’économie locale. L’hôpital de Cleveland et plusieurs autres établissements de santé étaient entourés de quartiers où 40% des habitants vivaient sous le seuil de pauvreté. « Comment pouvait-il y avoir trois milliards de dollars en circulation, et que tout le monde soit pauvre ? », s’est demandé Ted Howard, directeur général de Democracy Collaborative.

Le think tank a effectué une analyse pour repérer les produits et services que ces institutions achetaient au Mexique ou à Chicago, et dans quelle mesure ils pourraient être retransférés à des fournisseurs basés à Cleveland. Il a également identifié les lacunes dans l’offre locale qui pourraient offrir des opportunités à de nouveaux fournisseurs. Sur plusieurs années, il a soutenu la création d’une buanderie et d’une ferme urbaine structurées sous la forme de coopératives d’employés, afin que ces derniers puissent se partager les bénéfices de leur entreprise.

Il a aussi rendu ces coopératives aussi vertes que possible pour aider les institutions de référence à atteindre leurs objectifs environnementaux, et les a poussées à recruter dans des quartiers où de nombreuses personnes avaient du mal à trouver du travail après un séjour en en prison (jusqu’à 50% de la population de certains quartiers). « Il s’agit d’une stratégie de transformation communautaire, explique Howard. Chacune de ces entreprises contribue dans son principe même à l’économie locale, et les coopératives sont le véhicule que nous avons choisi pour y parvenir. »...

Par Hazel Sheffield (publié le 02/07/2020)
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