Des sans-papiers remportent une importante victoire face à leur employeur
Des sans-papiers face à un grand groupe d’assureurs, c’était perdu d’avance… Sauf quand les voisins, les curés, un syndicat, les huissiers et même les flics s’en mêlent!

«Cette merde, personne ne veut la nettoyer. Y a de l’amiante, du plomb, on n’a pas de combinaisons, pas de masques. Juste des barres à mine et des machettes. Un gars est venu, il a tenu deux semaines… Ce travail, personne ne veut le faire. A part nous.»

A l’entrée de l’immeuble, rue de Breteuil, il m’avait fallu montrer patte blanche.
Ou plutôt dribbler les vigiles qui refoulaient journalistes et autres curieux.
Assis sur des portes désossées, qui leur servent de lits depuis la veille, ça les étonne presque, Mahamadou et ses collègues maliens, qu’on les vire de leur chantier. Certes, il y a la vue dégagée sur le dôme des Invalides, dans ce très huppé VIIe arrondissement. Mais pour le reste, le curetage de l’immeuble n’a rien d’une sinécure. Ces murs pourris appartiennent à Covéa, grand groupement d’assureurs (GMF, MAAF, MMA) «au service des valeurs de l’économie sociale», dixit l’entreprise.
Mais le social, ça va un moment.

Là, Mahamadou, Dipa et leurs potes, tous sans-papiers, ont déconné. Vraiment. Sous prétexte que Yassa, un jeune ouvrier, est tombé du premier étage où il bossait sans barrière de sécurité et qu’il s’est légèrement brisé le bras, ils ont eu ce réflexe fou: appeler les pompiers. La veille, déjà, l’un d’eux avait dû courir à l’hôpital, à moitié éborgné. MT Bât, la boîte sous-traitante, n’apprécie guère la plaisanterie. «Le patron, même si Yassa avait eu le bras coupé, il n’en avait rien à foutre, estime Mahamadou. Il nous a interdit d’appeler les secours, il a même dit qu’il allait me tuer. Et que la police allait tous nous mettre en prison. Mais nous, on préférait la prison que continuer comme ça.» Trop tard, de toute façon: les pompiers préviennent les pandores, qui appellent l’Inspection du travail. Sauf que le lendemain, MT Bât profite de la pagaille pour fermer les lieux. Ni vu ni connu.

«On arrive, la porte du chantier est fermée. Mais on peut pas virer les gens comme ça ! On bosse ici depuis deux ans ! Alors, quand un vigile a voulu entrer, on l’a suivi. Et on n’est plus ressortis.» Occupation improvisée, à dormir par terre, dans la cour. Tandis que Capron, un autre sous-traitant, rôde pour les mettre dehors, et reprendre les travaux, avec d’autres…

Des voisins, plus habitués à fréquenter le Rotary qu’un piquet de grève, amènent spontanément des gâteaux ou de l’argent. Un message de solidarité est prononcé pendant la messe dans l’église Saint-François-Xavier, toute proche. Huissiers et flics de passage expriment même discrètement leur soutien. De quoi gonfler à bloc les grévistes: «Même s’ils prennent les armes, on restera là».
C’est dans cette ambiance que le pire advient : après les pompiers, ils appellent la CGT! Marilyne Poulain, de l’Union départementale, rapplique.

Mais le TGI de Paris calme quelque peu ces ardeurs. Ce 14 septembre, la petite salle d’audience est bondée, en effervescence. Dehors, les soutiens se pressent. La présidente s’énerve, exige le silence. Les avocats de Covéa et de Capron, eux, donnent dans le pathos. Le chantier occupé leur coûte «27.000 euros par jour». Les bras cassés, les yeux amochés ? Des « rumeurs folles ». Et puis, ils ne connaissent pas tous ces gens… «Trop d’homonymes, trop d’adresses semblables. Et trop de gens de la CGT, aussi.» Verdict : évacuation ordonnée, et sitôt exécutée.
Ça paraît cuit.

Nos vingt-cinq sans-papiers, loin de baisser les bras, se réunissent en AG, donnent mandat à la CGT, puis manifestent devant les sièges de Capron et Covéa, près de l’Opéra. Manif tournante et maximum de bordel à la clé : «On leur a dit : ‘‘On sera là chaque mardi, on reviendra tant qu’il n’y aura pas d’accord’’», rigole Marilyne. Et Covéa craque. Les dix plus anciens ouvriers sont réembauchés en CDI, avec titre de séjour. Les autres bénéficient d’un CDD et d’une cellule de reclassement payée par la boîte. «Cette histoire, c’était du dumping intérieur, constate Marilyne. Mais franchement, on a remporté des droits au-delà de ce qu’on espérait. On n’en revient toujours pas…»

Si des sans-papiers, précaires parmi les précaires, peuvent le faire, alors, ça prouve que nous aussi à la fin…

Par Cyril Pocréaux

Lire sur le site de Fakir (02/06/2017)