Une figure emblématique du FMI et de la Banque mondiale devant la justice suisse
Jacques de Groote, ex-directeur exécutif du FMI (1973-1994) et de la Banque mondiale (1975-1991) représentant la Belgique, est dans le collimateur de la justice suisse. D’après le quotidien genevois Le Temps, il est poursuivi par la justice suisse pour « blanchiment d’argent aggravé », « escroquerie », « faux dans les titres » |1|. Six citoyens tchèques (dont un est décédé en mars 2013) sont également poursuivis pour les mêmes motifs.

L’affaire porte sur la privatisation frauduleuse de MUS (Mostecká uhelná spolecnost), une des principales mines de charbon de République tchèque à la fin des années 1990. « Les sept accusés auraient profité de la privatisation de cette mine du nord du pays – dont la houille servait alors à produire 40% de l’électricité tchèque – pour s’enrichir illégalement grâce à une architecture complexe de sociétés-écrans internationales. » |2|

En lien direct avec cette affaire, depuis 2008, la justice suisse a fait bloquer 660 millions de francs suisses (540 millions € ou 705 millions US$) sur des centaines de comptes bancaires différents. Le procès qui a commencé le 13 mai 2013 à Bellinzona dans le Tessin suisse fait suite à six ans d’enquête menée par trois procureurs fédéraux, qui ont identifié une soixantaine de sociétés-écrans, dont certaines sont basées à Fribourg, au Liechtenstein et à Chypre.

Jacques de Groote affirme : « Je n’ai aucune raison de plaider coupable, ni hier ni aujourd’hui » |3|. Sans préjuger de la sentence qui sera rendue par la justice suisse au cours de l’été 2013, il est intéressant de se pencher sur la trajectoire de Jacques de Groote, aujourd’hui âgé de 86 ans, car il constitue une figure emblématique du FMI et de la Banque mondiale. Il y a un lien entre son rôle dans ces institutions et l’affaire dont s’est saisie la justice suisse.

En effet, comme directeur exécutif du FMI et de la Banque mondiale, Jacques de Groote a présidé au nom de la Belgique un groupe de pays qui pesait environ 5% dans les votes au Conseil d’administration de ces deux institutions, soit à l’époque davantage que la France, la Grande Bretagne, la Chine ou l’Inde. A la fin de son mandat, le groupe qu’il présidait était composé de la Belgique, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, l’Autriche, le Luxemburg, la Turquie, le Belarus, la Hongrie et le Kazakhstan.

La Banque mondiale et le FMI ont conduit un processus de privatisation en République tchèque comme dans la plupart des autres pays de l’ex-bloc soviétique à l’époque où Jacques de Groote était directeur exécutif. Quelques années après la fin de son mandat, en 1998-1999, il est devenu président d’Appian Group, société suisse établie à Fribourg, spécialisée dans des investissements dans les entreprises privatisées d’Europe centrale et de l’Est, en particulier en République tchèque |4|.

En 2004, selon le Financial Times, « Appian Group est venu de nulle part et est devenu un des principaux et un des plus puissants groupes financiers sur la scène du business en République tchèque » |5|. Il occupait environ 15 000 employés et possédait outre la mine MUS (acquise en 1998), le groupe Skoda engineering (lui aussi privatisé) et d’autres sociétés. Il avait les faveurs du gouvernement tchèque, ce que dénonçaient des sociétés concurrentes ainsi que la banque JP Morgan.

Concernant la privatisation de la mine MUS, le Financial Times faisait l’hypothèse que le management de la mine et Appian (présidé par Jacques de Groote) avait utilisé les liquidités dont disposait MUS pour payer l’emprunt ayant servi à son achat |6|. De plus, des sommes importantes auraient été transférées à l’étranger. On s’apercevra plus tard que MUS a de fait été vidée de sa substance. Les 660 millions de francs suisses saisis par la justice suisse sont probablement constitués, pour une bonne part, de cet argent. Selon Le Temps : « A la fin des années 1990, six Tchèques et un Belge se seraient illégitimement enrichis grâce à cette privatisation en utilisant une ingénierie financière complexe. Le Ministère public de la Confédération (MPC) s’est intéressé à cette affaire dès lors que l’argent servant à l’opération aurait passé par la Suisse. » Ajoutons également que l’actuelle société MUS s’est constituée partie civile dans le procès qui a démarré en Suisse en mai 2013. La police tchèque accuse également les 6 citoyens tchèques et Jacques de Groote dans l’affaire MUS |7|.

Qui est à l’origine de la procédure entamée par la justice suisse ?

Alain Aboudaram, le directeur d’une société suisse s’estimant floué par Jacques de Groote, est à l’origine de la dénonciation de celui-ci et des autres accusés. C’est lui qui, en 2004, a fourni à la justice suisse toute une série d’informations précises concernant une vaste opération de blanchiment d’argent. Ce qui est tout à fait intéressant dans cette affaire, c’est ce que révèlent plusieurs sentences émises par la justice des États-Unis dans un litige qui a opposé Alain Aboudaram et Jacques de Groote |8|. On y apprend notamment que Jacques de Groote a été rétribué par la société d’Alain Aboudaram pour l’aide apportée dans la réduction des charges fiscales que devait supporter la société Skodaexport. Cette société, dans laquelle Alain Aboudaram avait directement des intérêts, a obtenu de la Banque mondiale, grâce à l’aide de Jacques de Groote, un contrat pour la construction d’un pipeline en Inde |9|.

La sentence de la justice des États-Unis indique très clairement que Jacques de Groote a reçu de la société d’Alain Aboudaram une importante rémunération en contrepartie, ce que Jacques de Groote a d’ailleurs reconnu. Selon une dépêche de l’agence Belga datée du 13 mai 2013 : « Les montants versés à M. de Groote sont importants. M. de Groote a fait valoir au procès avoir droit à presque 3 millions de dollars pour ses services. Il aurait reçu au moins un million de dollars. » |10| La justice des États-Unis a finalement débouté Alain Aboudaram face à Jacques de Groote qui a donc échappé à une condamnation.

Vous pensez à du trafic d’influence ? Cela se défend. Néanmoins, la justice des États-Unis a considéré que les actes posés par de Groote n’étaient pas répréhensibles. La Banque mondiale n’a rien trouvé à redire non plus. Le discours sur la bonne gouvernance concerne les dirigeants des pays du Sud, pas les (anciens) dirigeants de la BM et du FMI.

Les accusations de conflit d’intérêt dans le passé « africain » de Jacques de Groote

En décembre 1990, le Wall Street Journal publie les résultats d’une longue enquête de sa rédaction à propos de Jacques de Groote alors directeur exécutif au FMI et à la Banque mondiale |11|. Le journal considère que de Groote a usé systématiquement de son influence au sein du FMI et de la BM pour servir les intérêts du dictateur Mobutu. La rédaction considère qu’il y a conflit d’intérêt : de Groote aurait tiré des avantages financiers de sa fonction. Le quotidien financier affirme également que de Groote a obtenu un bénéfice de son action au sein de la BM et du FMI en ce qui concerne le Rwanda. La direction de la Banque mondiale et du FMI n’ont là aussi rien trouvé à redire. Cette affaire a fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Le Soir, le quotidien belge francophone de référence, lui a consacré plusieurs articles |12| et Jacques de Groote s’en est finalement très bien sorti. Le Soir a été assez complaisant, sans parler du quotidien La Libre Belgique qui appartenait à sa famille politique (le Parti Catholique, devenu Parti Social Chrétien).

Il faut dire qu’il dispose de nombreux appuis dans l’establishment, en Belgique et ailleurs. Cela lui a permis à chaque fois de passer entre les mailles du filet de la justice.
Jacques de Groote collectionne les décorations officielles : il est Grand Officier de l’Ordre de Léopold I (Belgique), Grand Officier de l’Ordre d’Orange-Nassau (Pays-Bas), Commandeur de l’Ordre du Mérite d’Autriche, Commandeur de l’Ordre du Luxembourg, Étoile Rouge de Hongrie populaire avec Palme d’or et, last but not least, Officier de l’Ordre du Zaïre, octroyé par le dictateur Mobutu |13|. De 1980 à 1989, il a été membre du jury de la Fondation Roi Baudouin qui « lutte contre la pauvreté et le sous-développement ». De 1963 à 1992, de Groote a été professeur au département d’économie de l’Université de Namur (Belgique). De 1963 à 1973, il a été professeur extraordinaire à l’Université Catholique de Louvain. De 1957 à 1960 et de 1963 à 1965, il a été maître de conférences à l’Université Catholique de Lille (France).

Que lui reprochait le Wall Street Journal (WSJ) ?

Le journal soulignait que de Groote menait un train de vie très élevé et qu’il accumulait les dettes (1 million de dollars en 1990 selon le journal), ce qui l’a amené à emprunter des sommes auprès d’industriels belges au Congo et au Rwanda où la Banque mondiale et le FMI étaient très actifs. Questionné par le WSJ, de Groote niait tout conflit d’intérêt et affirmait n’avoir jamais utilisé sa fonction pour obtenir un bénéfice personnel. Le WSJ affirmait que le régime corrompu du général Mobutu ainsi que d’autres régimes dictatoriaux bénéficiaient des largesses de la BM et du FMI. Il relevait que le Zaïre de Mobutu avait une dette de 1,6 milliard de dollars à l’égard du FMI et de la BM alors que le président Mobutu était devenu un des hommes les plus riches de la planète |14|. Ensuite, le WSJ expliquait que de Groote avait été, à partir de 1967, un conseiller officiel et officieux du régime de Mobutu. Le WSJ affirmait que lorsque les relations se sont tendues entre le FMI, la Banque mondiale et Mobutu en 1982, de Groote est intervenu pour informer les autorités de Kinshasa de ce qu’attendait d’elles la mission du FMI qui se préparait à visiter le pays. L’enjeu : le déboursement par le FMI d’un prêt de 246 millions de dollars. Le WSJ mentionnait l’existence de rumeurs sur le fait que de Groote aurait reçu d’officiels du régime de l’argent remis par Mobutu. Là aussi, de Groote a nié. Le WSJ poursuivait en affirmant que de Groote avait reçu un prêt du baron Jean-Louis van den Brande qui avait des intérêts directs dans la Géomines, une entreprise minière belge active au Rwanda et qui avait tiré un bénéfice de la politique recommandée par la Banque mondiale et le FMI en matière de dévaluation du franc rwandais (ce qui avait favorisé les ventes de la mine sur les marchés extérieurs). Selon le WSJ, le prêt qui s’élevait au départ à 50 000 dollars (de 1990) atteignait maintenant 150 000 dollars car de Groote n’avait pas tenu sa promesse de remboursement. Le directeur de la banque aurait déclaré au WSJ qu’il craignait de déposer plainte contre de Groote vu les appuis dont celui-ci disposait. Le même baron aurait également donné un coup de main à de Groote pour une affaire immobilière aux États-Unis.

Quelques jours après la parution de l’article du WSJ, Le Soir a interrogé de Groote sur cette affaire :
« - D’après le WSJ, une société belge dirigée par un de vos amis, M. Van den Branden - par lequel vous avez obtenu un prêt -, aurait bénéficié de cette dévaluation ?
Tout ajustement du taux de change a des effets sur les entreprises. Et ce n’est pas ma faute si j’ai un ami qui avait une mine au Rwanda. Et si j’ai sollicité un prêt par son intermédiaire, c’est parce que je voulais éviter de le demander à des banques avec lesquelles j’avais des liens familiaux. » |15|

« Ce n’est pas ma faute si… ». La réponse se passe de commentaire.

Revenons à l’article du Wall Street Journal, qui soulignait que de Groote en tant que directeur exécutif de la BM et du FMI pour la Belgique n’avait pas de responsabilité pour le Zaïre et le Rwanda car ces pays ne faisaient pas partie du groupe présidé par le Royaume de Belgique. Cependant, selon le WSJ, de Groote usait de son influence et prodiguait ses conseils aux gouvernants de ces deux pays, le maréchal Mobutu et le général Habyarimana. Selon le WSJ, de Groote aurait rendu visite à Mobutu dans sa villa du sud de la France en août 1986 et serait allé le voir en mars 1987 afin d’améliorer les relations entre le FMI et le dictateur.

Bien sûr, dans la presse belge, de Groote a nié tout conflit d’intérêt et a déclaré qu’il n’avait reçu aucune rémunération de Mobutu.

Quelques réflexions sur son action au Congo et au Rwanda

L’enquête du Wall Street Journal a soulevé des questions intéressantes mais il est important d’aller plus en profondeur dans l’analyse. Il faut aller au-delà de la question du conflit d’intérêts. Les péripéties de la vie de Jacques de Groote ne sont pas anodines, mais pourquoi à aucun moment le FMI et la BM n’ont-elles pris leur distance par rapport à ses agissements ? Ne serait-ce pas parce que celui-ci a agi de manière conforme aux orientations de ces deux institutions ? Le CADTM a interrogé à deux reprises le représentant actuel de la Belgique à la Banque mondiale, Gino Alzetta, à propos du comportement de J. de Groote. La première fois, c’était en 2006 quand le CADTM a pris connaissance des raisons pour lesquelles de Groote faisait l’objet d’une plainte aux États-Unis de la part d’Alain Aboudaram. La deuxième, c’était en mai 2013 en réaction au procès qu’intente la justice suisse contre de Groote et 6 citoyens tchèques. Dans les deux cas, Gino Alzetta a affirmé qu’il ne voyait rien de répréhensible dans le comportement de J. de Groote. De même, la Belgique n’a jamais pris ses distances par rapport à de Groote. N’est-ce pas parce que celui-ci a fondamentalement défendu certains intérêts de la Belgique sur la scène internationale ?

Passons en revue la biographie de J. de Groote et mettons-la en relation avec les évènements qui ont secoué la vie politique et sociale au Congo et au Rwanda.

D’après la biographie non officielle mais favorable à de Groote présente sur le net |16|, celui-ci a participé dans les premiers mois de 1960 à la table ronde belgo-congolaise préparant l’indépendance du Congo belge qui intervint le 30 juin 1960. Mobutu participe lui aussi à l’ouverture de la conférence de la Table ronde à Bruxelles. Entre avril 1960 et mai 1963, de Groote est l’assistant du directeur exécutif de la Belgique au FMI et à la Banque mondiale à Washington. Entre mai 1963 et juillet 1965, il occupe une fonction de relations internationales à la Banque nationale de Belgique. Entre juin 1960 et 1965, la vie politique au Congo est très mouvementée. Le 30 juin 1960, devant le Roi Baudouin et le gouvernement belge, Patrice Lumumba, premier ministre du Congo indépendant, fait un discours à Léopoldville (devenue Kinshasa depuis) qui rend furieux tout l’establishment de la Belgique coloniale |17|. Quelques mois plus tard, Mobutu, devenu chef d’État major, fait emprisonner Patrice Lumumba qui sera assassiné au Katanga en janvier 1961. Mobutu agit en conformité avec les intérêts de la Belgique et des États-Unis. Le 24 novembre 1965, Mobutu prend définitivement le pouvoir par un coup militaire en destituant le président Kasavubu. De mars 1966 à mai 1969, de Groote est conseiller économique du gouvernement de facto de Mobutu, il est également conseiller à la Banque nationale du Congo. Il joue un rôle actif dans la mise sur pied de la politique économique du pays ainsi que dans les négociations entre Mobutu, le FMI, la Banque mondiale et le gouvernement des États-Unis.

Dans le livre « Banque mondiale : le Coup d’État permanent » paru en 2006 |18|, est analysé le fait que la Belgique se soit arrangée avec la Banque mondiale et le régime de Mobutu pour mettre à charge du Congo une dette contractée par la Belgique auprès de la BM au cours des années 1950.

De quoi s’agit-il ? En violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Banque mondiale a octroyé des prêts à la Belgique, à la France, à la Grande-Bretagne, pour financer des projets dans leurs colonies |19|. Comme le reconnaissent les historiens de la Banque : « Ces prêts qui servaient à alléger la pénurie de dollars des puissances coloniales européennes, étaient largement destinés aux intérêts coloniaux, particulièrement dans le secteur minier, que ce soit par l’investissement direct ou l’aide indirecte, comme pour le développement du transport et des mines » |20|. Ces prêts permettent aux pouvoirs coloniaux de renforcer le joug qu’ils exercent sur les peuples qu’ils ont colonisés. Ils contribuent à approvisionner les métropoles coloniales en minerais, en produits agricoles, en combustible. Dans le cas du Congo belge, les millions de dollars qui lui ont été prêtés pour des projets décidés par le pouvoir colonial ont presque totalement été dépensés par l’administration coloniale du Congo sous forme d’achat de produits exportés par la Belgique. Le Congo belge a « reçu » en tout 120 millions de prêts (en 3 fois) dont 105,4 millions ont été dépensés en Belgique |21|. Pour le gouvernement de Patrice Lumumba, il était inconcevable de rembourser cette dette à la Banque mondiale alors qu’elle avait été contractée par la Belgique pour exploiter le Congo belge.

Les choses changent en 1965 : suite au coup militaire de Mobutu, le Congo reconnaît qu’il a une dette à l’égard de la Banque mondiale. Cette dette, en réalité, était due par la Belgique à la Banque mondiale.

Le droit international est clair. Un cas comparable s’est présenté dans le passé et a été tranché par le Traité de Versailles. Lors de la reconstitution de la Pologne en tant qu’État indépendant après la première guerre mondiale, il a été décidé que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la partie de la Pologne qu’elle avait soumise ne seraient pas à charge du nouvel État indépendant. Le traité de Versailles du 28 juin 1919 stipulait : « La partie de la dette qui, d’après la Commission des Réparations (…), se rapporte aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien en vue de la colonisation allemande de la Pologne, sera exclue de la proportion mise à la charge de celle-ci… » |22|. Le Traité prévoit que les créanciers qui ont prêté à l’Allemagne pour des projets en territoire polonais ne peuvent réclamer leur dû qu’à cette puissance et pas à la Pologne. Alexander Nahum Sack, le théoricien de la dette odieuse, précise dans son traité juridique de 1927 : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissants de la nationalité dominante, etc., ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’État débiteur » |23|. Cela s’applique intégralement aux prêts que la Banque a octroyés à la Belgique, à la France et à la Grande-Bretagne pour le développement de leurs colonies. En conséquence, la Banque mondiale et la Belgique ont agi en violation du droit international en faisant porter au Congo indépendant la charge de dettes contractées pour le coloniser.

Comme nous l’avons vu, de Groote a participé activement aux tractations qui ont eu lieu au moment de l’indépendance du Congo, ensuite il a conseillé le gouvernement du dictateur Mobutu. Nous ne connaissons pas le détail de son action mais vu les responsabilités qu’il a assumées, il a certainement une part de responsabilité dans cette affaire.

Passons maintenant à la période 1973-1994 au cours de laquelle J. de Groote est directeur exécutif au FMI pour la Belgique.

A la fin des années 1970, un fondé de pouvoir du FMI, Erwin Blumenthal, banquier allemand, ancien responsable du département des Affaires étrangères de la Bundesbank, réalise un rapport accablant sur la gestion du Zaïre de Mobutu. Il avertit les créanciers étrangers qu’ils ne doivent pas s’attendre à être remboursés tant que Mobutu est au pouvoir.

Entre 1965 et 1981, le gouvernement zaïrois a emprunté environ 5 milliards de dollars à l’étranger et, entre 1976 et 1981, sa dette extérieure fait l’objet de quatre restructurations au Club de Paris pour un montant de 2,25 milliards de dollars (voir encadré sur l’évolution de la dette du Congo-Kinshasa entre 1965 et …). L’entièreté de cette dette correspond parfaitement au concept de dette odieuse, par conséquent elle est nulle.

La très mauvaise gestion économique et le détournement systématique par Mobutu d’une partie des prêts n’ont pas amené le FMI et la Banque mondiale à arrêter l’aide au régime dictatorial de Mobutu. Il est frappant de constater qu’après la remise du rapport Blumenthal, les déboursements effectués par la Banque augmentent |24| (ceux du FMI également mais ils ne sont pas repris dans le graphique). Manifestement, les choix de la BM et du FMI ne sont pas déterminés principalement par le critère de la bonne gestion économique. Le régime de Mobutu est un allié stratégique des États-Unis et d’autres puissances influentes au sein des institutions de Bretton Woods (par exemple, la France et la Belgique) tant que dure la guerre froide.

À partir de 1989-1991, avec la chute du Mur de Berlin suivie plus tard de l’implosion de l’Union soviétique, le régime de Mobutu perd de son intérêt. D’autant que dans beaucoup de pays d’Afrique (dont le Zaïre) se déroulent des conférences nationales qui mettent en avant la revendication démocratique. Les prêts de la BM commencent à diminuer pour cesser complètement au milieu des années 1990.

Sous le régime de Mobutu (1965-1997), le FMI et la Banque mondiale furent un instrument au service de la politique et de la géostratégie américaine pour récompenser Mobutu de son appui dans la guerre froide.

« Dans de nombreux cas, les prêts étaient destinés à corrompre des gouvernements pendant la guerre froide. Le problème n’était pas alors de savoir si l’argent favorisait le bien-être du pays, mais s’il conduisait à une situation stable, étant donné les réalités géopolitiques mondiales. »
Joseph E. Stiglitz (économiste en chef de la Banque mondiale de 1997 à 1999,
prix Nobel d’économie en 2001), in L’Autre mondialisation, Arte, 7 mars 2000


De ce fait, le FMI et la Banque mondiale, au sein desquels de Groote occupait un poste de haut responsable, se sont rendus complices des exactions contre les droits humains, économiques, sociaux et culturels que le régime de Mobutu a commises dans la mesure où ils continuaient à assister ce système dictatorial qui, pourtant, n’a pas honoré tous ses engagements financiers, loin s’en faut.

« La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas. »
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002


Les ponctions dans les caisses de l’État furent une source stable et abondante d’enrichissement pour le clan Mobutu, à travers trois catégories de détournements : les dépenses légales comme la dotation présidentielle (opérée hors de tout contrôle), les dépenses illégales dont fait mention le rapport Erwin Blumenthal |25| (ce rapport secret fut rendu public en 1982), indiquant qu’il est impossible de contrôler les transactions financières réalisées par l’État, le bureau présidentiel faisant peu de différence entre les dépenses publiques et les dépenses personnelles. Erwin Blumenthal identifia, dans son rapport, au moins sept comptes détenus dans des banques étrangères, lesquels étaient utilisés pour réaliser des transferts directs sur les comptes personnels de Mobutu ou pour corrompre des acteurs politiques. Le message d’Erwin Blumenthal était clair : « La corruption érigée comme système caractéristique du Zaïre avec ses manifestations les plus malsaines, sa mauvaise gestion et ses fraudes, détruira toutes les tentatives de ressaisissement et de restauration de l’économie zaïroise par les institutions internationales, les gouvernements « amis » et les banques commerciales. Certainement, il y aura de nouvelles promesses de Mobutu, (…) mais aucune (je répète : aucune) perspective n’est offerte aux créanciers du Zaïre de recouvrer l’argent qu’ils y ont investi dans un futur prévisible » |26|.

Depuis 1979, les principaux bailleurs de fonds du régime, très liés au FMI, avaient connaissance et conscience des pratiques frauduleuses et du risque qu’ils encouraient en continuant à prêter au régime Mobutu.

Une troisième catégorie de détournements consiste, selon l’étude, en « dépenses mystérieuses ». Un des postes importants du budget de l’État (environ 18%, d’après une étude de la Banque mondiale en 1989) est celui d’« Autres biens et services », un fourre-tout qui contient peu d’informations sur les affectations de ces dépenses. Selon les experts de la Banque mondiale, la majeure partie de cet argent fut utilisée, notamment, pour des dépenses somptuaires ainsi que pour l’achat de matériel militaire. Cette information permet de souligner que la Banque mondiale également était bien au courant de l’utilisation illicite qui était faite notamment de ses propres prêts.

Vers le milieu des années 1970, il était clair que l’argent transféré au Zaïre sous forme de dons ou de prêts était automatiquement détourné de leur objet initial. Ou bien ces dons ou prêts étaient directement transférés sur des comptes étrangers à titre personnel |27|, ou bien ils étaient investis dans des projets de prestige, inadaptés et/ou inutiles qui permirent l’enrichissement de nombreuses personnes mais sûrement pas l’industrialisation durable de l’économie. Par exemple, d’après l’Office des biens mal acquis (OBMA), institué à l’issue des travaux de la Conférence nationale, Mobutu aurait pu empocher une commission de 7% sur la valeur du projet de la centrale hydro-électrique d’Inga. L’enquête n’a pu aboutir à cause des résistances officielles |28|.

J. de Groote a activement soutenu le régime de Mobutu et est intervenu à plusieurs reprises pour améliorer les rapports entre le FMI, la Banque mondiale et Mobutu alors qu’il était très bien placé pour connaître dans le détail ce que dénonçait Blumenthal dans son rapport. Il avait également connaissance des très graves violations des droits humains auxquelles le régime de Mobutu se livrait.

Néanmoins, en 1994 de Groote en fin de mandat se déclarera satisfait de son action à l’égard du Congo Kinshasa. Pourtant l’écrasante majorité du peuple congolais vivait dans une profonde misère, la répression et les assassinats d’opposants étaient la règle et l’économie était exsangue.

Jacques de Groote et le Rwanda

Jacques de Groote a été également partie prenante de l’action de la BM et du FMI au Rwanda.

Dans une interview déjà citée publiée par Le Soir, Béatrice Delvaux lui pose la question : « Et dans le cas de la lettre au président rwandais Habyarimana, où vous évoquiez, en la soutenant, la nécessité selon le Fonds d’une dévaluation ? » Jacques de Groote répond : « Au début des années 80, ce pays n’avait pas apporté de voix, lors de la constitution du conseil, à l’administrateur africain. Il m’avait demandé de le représenter. Après y avoir été autorisé par les différents pays que je représente, j’ai consulté les services du FMI et de la Banque nationale du Rwanda. Et mon attention a été attirée par l’anomalie du rattachement du franc rwandais au dollar, qui avait conduit à une appréciation de 35 % de la monnaie, comme je l’ai expliqué au président. Je devais attirer son attention là-dessus à partir du moment où je m’occupais de ses intérêts. Il y a peu de cas pour lesquels le FMI ait pris une position aussi formelle. » |29|

La journaliste Colette Braeckman a publié dans Le Soir en janvier 1991 un important article sur l’action de J. de Groote au Rwanda. En voici un extrait éclairant :
« Gros employeur à l’échelle rwandaise, le patron de la Somirwa [une société minière possédée à 51% par la Géomines du baron van den Branden], M. van den Branden, fait le siège du président Habyarimana pour qu’il consente à solliciter d’importants crédits internationaux. […] Alors que la situation est bloquée entre les Rwandais et la Somirwa, l’intervention de M. de Groote, considéré comme un technicien est sollicitée : il a la confiance des autorités rwandaises, il est l’ami de M. van den Branden, qui fait régulièrement le voyage à Washington et se targue, auprès de qui veut l’entendre, de ses relations américaines.

Le verdict de M. de Groote est clair : il recommande une dévaluation du franc rwandais, et plaide en faveur du renflouage de la société. Suivant en cela la doctrine de son organisation, M. de Groote combat la surévaluation du franc rwandais et parie sur les exportations du secteur minier. Le verdict de l’« arbitre » est donc favorable à la Somirwa, même s’il s’inspire des critères habituels du FMI.

Le ‘Wall Street Journal’ relève que c’est à cette époque que M. de Groote emprunte de l’argent à la banque Nagelmaekers, dirigée par le même M. van den Branden, qu’il vit dans une maison financée indirectement par ce dernier à Georgetown, et le quotidien américain voit là l’exemple même du ‘conflit d’intérêt’. » |30|

Il est important de revenir sur l’action néfaste de la Banque mondiale et du FMI au Rwanda.

Retour sur le génocide de 1994

A partir du 7 avril 1994, en l’espace de moins de trois mois, près d’un million de Rwandais - le chiffre exact reste à déterminer - sont exterminés parce qu’ils sont Tutsis ou supposés tels. Il faut y ajouter plusieurs dizaines de milliers de Hutus modérés. Il y a bien eu génocide c’est-à-dire la destruction planifiée d’une collectivité entière par le meurtre de masse ayant pour but d’en empêcher la reproduction biologique et sociale.

Dans ce contexte, il est fondamental de s’interroger sur le rôle des bailleurs de fonds internationaux. Tout laisse penser que les politiques imposées par les institutions financières internationales, principaux bailleurs de fonds du régime dictatorial du général Juvénal Habyarimana, ont accéléré le processus conduisant au génocide. Généralement, l’incidence négative de ces politiques n’est pas prise en considération pour expliquer le dénouement dramatique de la crise rwandaise. Seuls quelques auteurs mettent en évidence la responsabilité des institutions de Bretton Woods |31|, qui refusent toute critique à ce sujet.

Au début des années 1980, quand éclata la crise de la dette du Tiers-monde, le Rwanda (comme son voisin, le Burundi) était très peu endetté. Alors qu’ailleurs dans le monde, la Banque mondiale et le FMI abandonnaient leur politique active de prêts et prêchaient l’abstinence, ils adoptèrent une attitude différente avec le Rwanda : ces institutions se chargèrent de prêter largement au Rwanda. La dette extérieure du Rwanda a été multipliée par vingt entre 1976 et 1994. En 1976, elle s’élevait à 49 millions de dollars ; en 1994, elle représentait près d’un milliard de dollars. La dette a surtout augmenté à partir de 1982. Les principaux créanciers sont la Banque mondiale, le FMI et les institutions qui y sont liées (nous les appellerons IFI, les institutions financières internationales). La BM et le FMI ont joué le rôle le plus actif dans l’endettement. En 1995, les IFI détenaient 84% de la dette extérieure rwandaise.

Le régime dictatorial en place depuis 1973 garantissait de ne pas verser dans une politique de changements structurels progressistes. C’est pourquoi il était soutenu activement par des puissances occidentales : la Belgique, la France et la Suisse. En outre, il pouvait constituer un rempart par rapport à des États qui, dans la région, maintenaient encore des velléités d’indépendance et de changements progressistes (la Tanzanie du président progressiste Julius Nyerere, un des leaders africains du mouvement des non alignés, par exemple).

Durant la décennie 1980 jusqu’à 1994, le Rwanda reçut beaucoup de prêts et la dictature d’Habyarimana s’en appropria une partie considérable. Les prêts accordés devaient servir à insérer plus fortement l’économie rwandaise dans l’économie mondiale en développant ses capacités d’exportation de café, de thé et d’étain (ses trois principaux produits d’exportation) au détriment des cultures destinées à la satisfaction des besoins locaux. Le modèle fonctionna jusqu’au milieu des années 1980, moment où les cours de l’étain d’abord, du café ensuite, et du thé enfin, s’effondrèrent. Le Rwanda, pour qui le café constituait la principale source de devises, fut touché de plein fouet par la rupture du cartel du café provoquée par les Etats-Unis au début des années 1990.

Utilisation des prêts internationaux pour préparer le génocide

Quelques semaines avant le déclenchement de l’offensive du Front Patriotique Rwandais (FPR) en octobre 1990, les autorités rwandaises signent avec le FMI et la BM à Washington un accord pour mettre en œuvre un programme d’ajustement structurel (PAS).

Ce PAS est mis en application en novembre 1990 : le franc rwandais est dévalué de 67%. En contrepartie, le FMI octroie des crédits en devises à décaissement rapide pour permettre au pays de maintenir le flux des importations. Les sommes ainsi prêtées permettent d’équilibrer la balance des paiements. Le prix des biens importés augmente de manière vertigineuse : par exemple, le prix de l’essence grimpe de 79%. Le produit de la vente sur le marché national des biens importés permettait à l’État de payer les soldes des militaires dont les effectifs montent en flèche. Le PAS prévoyait une diminution des dépenses publiques : il y a bien eu gel des salaires et licenciements dans la fonction publique mais avec transfert d’une partie des dépenses au profit de l’armée.

Alors que les prix des biens importés grimpent, le prix d’achat du café aux producteurs est gelé, ce qui est exigé par le FMI. Conséquence : la ruine pour des centaines de milliers de petits producteurs de café |32|, qui, avec les couches les plus appauvries des villes, ont dès lors constitué un réservoir permanent de recrues pour les milices Interahamwe et pour l’armée.

Parmi les mesures imposées par la BM et le FMI au travers du PAS, il faut relever en outre : l’augmentation des impôts à la consommation et la baisse de l’impôt sur les sociétés, l’augmentation des impôts directs sur les familles populaires par la réduction des abattements fiscaux pour charge de famille nombreuse, la réduction des facilités de crédit aux paysans...

Pour justifier l’utilisation des prêts du couple BM/FMI, le Rwanda est autorisé par la BM à présenter d’anciennes factures couvrant l’achat de biens importés. Ce système a permis aux autorités rwandaises de financer l’achat massif des armes du génocide. Les dépenses militaires sont triplées entre 1990 et 1992 |33|. Pendant cette période, la BM et le FMI ont envoyé plusieurs missions d’experts qui ont souligné certains aspects positifs de la politique d’austérité appliquée par Habyarimana, mais ont néanmoins menacé de suspendre les paiements si les dépenses militaires continuaient à croître. Les autorités rwandaises ont alors mis au point des artifices pour dissimuler des dépenses militaires : les camions achetés pour l’armée ont été imputés au budget du ministère des Transports, une partie importante de l’essence utilisée par les véhicules des milices et de l’armée était imputée au ministère de la Santé... Finalement, la BM et le FMI ont fermé le robinet de l’aide financière début 1993, mais n’ont pas dénoncé l’existence des comptes bancaires que les autorités rwandaises détenaient à l’étranger auprès de grandes banques et sur lesquelles des sommes importantes restaient disponibles pour l’achat d’armes. On peut considérer qu’elles ont failli à leur devoir de contrôle sur l’utilisation des sommes prêtées. Elles auraient dû stopper leurs prêts dès début 1992 quand elles ont appris que l’argent était utilisé pour des achats d’armes. Elles auraient dû alerter l’ONU dès ce moment. En continuant à réaliser des prêts jusqu’au début 1993, elles ont aidé un régime qui préparait un génocide. Les organisations de défense des droits de l’homme avaient dénoncé dès 1991 les massacres préparatoires au génocide. La Banque mondiale et le FMI ont systématiquement aidé le régime dictatorial, allié des États-Unis, de la France et de la Belgique.

La montée des contradictions sociales

Pour que le projet génocidaire soit mis à exécution, il fallait non seulement un régime pour le concevoir et se doter des instruments pour sa réalisation, mais aussi une masse appauvrie, prête à réaliser l’irréparable. Dans ce pays, 90% de la population vit à la campagne, 20% de la population paysanne dispose de moins d’un demi-hectare par famille. Entre 1982 et 1994, on a assisté à un processus massif d’appauvrissement de la majorité de la population rurale avec, à l’autre pôle de la société, un enrichissement impressionnant pour quelques-uns. Selon le professeur Jef Maton, en 1982, les 10% les plus riches de la population prélevaient 20% du revenu rural ; en 1992, ils en accaparaient 41% ; en 1993, 45% et au début 1994, 51% |34|. L’impact social catastrophique des politiques dictées par le couple FMI/BM et de la chute des cours du café sur le marché mondial (chute à mettre en corrélation avec les politiques des institutions de Bretton Woods et des États-Unis qui ont réussi à faire sauter le cartel des producteurs de café à la même époque) joue un rôle clé dans la crise rwandaise. L’énorme mécontentement social a été canalisé par le régime Habyarimana vers la réalisation du génocide.

Il est important de restituer l’action de J. de Groote dans ce contexte général car, selon ses propres paroles, il a prêté activement son assistance au régime d’Habyarimana (avant le génocide).

Après être revenu sur le contexte historique et social dans lequel l’action de J. de Groote en Afrique se situait au cours des années 1960 jusqu’à la fin de son mandat au FMI en 1994, revenons sur le continent européen.

La Banque mondiale au service des grandes entreprises privées belges

Les documents officiels de la Banque mondiale sont muets à ce propos mais on trouve, dans les revues spécialisées destinées aux patrons, une indication précise de l’avantage que retirent les entreprises privées de l’action de la Banque. L’extrait du discours suivant se passe de commentaire, il a été prononcé en 1986 par Jacques de Groote devant un parterre de chefs d’entreprise de Belgique et publié dans le Bulletin de la Fédération des Entreprises de Belgique : « Les avantages que la Belgique retire, comme tous les pays membres de la Banque mondiale, de sa participation aux activités des institutions du groupe, peuvent être mesurés par le flow back, c’est-à-dire le rapport entre, d’une part, le total des déboursements effectués par l’IDA (Association internationale de développement qui fait partie du groupe de la Banque mondiale) ou la Banque mondiale en faveur des entreprises d’un pays à l’occasion des contrats obtenus par ces entreprises et, d’autre part, les contributions de ce pays au capital de la Banque, ainsi qu’aux ressources de l’IDA. Le flow back, c’est donc un rapport entre ce qu’obtiennent les entreprises pour des ventes d’équipement ou des services de consulting et ce que la Belgique apporte comme contribution aux ressources de l’IDA et au capital de la Banque. Le flow back de la Banque mondiale vers les pays industrialisés est important et n’a cessé de s’accroître : il a progressé pour l’ensemble des pays industrialisés de 7 à 10 entre la fin de 1980 et la fin de 1984. C’est-à-dire que pour un dollar mis dans le système, les pays industrialisés en retiraient 7 en 1980 et 10,5 aujourd’hui. » |35|

Après la fin de son mandat au FMI et à la Banque mondiale

Dans une interview donnée à Béatrice Delvaux du journal Le Soir en mars 1994, à la fin de son mandat au FMI, de Groote se félicite du rôle qu’il a joué dans la décision de la Belgique de prendre le tournant néolibéral au cours des années 1980.

Béatrice Delvaux : « Vous avez cependant de Washington joué un rôle majeur sur l’orientation de la politique économique belge. Vous avez ainsi apporté la caution du FMI au changement de cap économique du début des années 80, en lien étroit avec le groupe « de Poupehan |36| ? » J. de Groote répond : « Absolument et je n’en suis pas peu fier. J’en suis même fort satisfait. Nous avons à l’époque réalisé des études qui ont permis de dégager les grandes options de la politique économique belge, discutées ensuite avec Alfons Verplaetse |37| et différentes personnalités dont Wilfried Martens |38| ».

Ces propos constituent une illustration des liens étroits entre des personnages comme de Groote et le cœur du pouvoir politique d’un pays donné. A noter que de Groote reconnaît en passant que l’indépendance de la Banque nationale est de pure forme puisque la politique de la Belgique était définie dans un cercle très étroit réunissant en secret des acteurs clés allant du premier ministre au gouverneur de la banque nationale en passant par le responsable des syndicats chrétiens et des représentants des patrons…, le tout en contact étroit avec le FMI.

Jacques de Groote et l’Amérique latine

Dans la même interview accordée au Soir fin mars 1994, de Groote pavoise sur les prétendus succès du FMI et de la Banque mondiale, en Amérique latine en général et au Mexique en particulier : « Il existe d’innombrables exemples de succès. Le cas typique est celui du Mexique. En octobre 1982, ce pays connaissait une grave crise de la dette et l’action conjointe du FMI et de la BM a permis une adaptation rapide, un redressement de la balance de paiement avec une réduction limitée et de courte durée des revenus de la population. Aujourd’hui, on assiste à un retour des capitaux vers Mexico et la Banque mondiale y gère un programme destiné à diversifier la production. »

L’encre du journal n’avait pas encore eu le temps de sécher que la réalité démentait les propos optimistes de J. de Groote, les capitaux commençaient à fuir le Mexique et cette fuite allait provoquer en décembre 1994 la crise « tequila » qui fera chuter gravement et durablement l’économie mexicaine.

Jacques de Groote et l’Europe de l’Est

Au cours des dernières années de son mandat à la Banque mondiale et au FMI, de Groote a été particulièrement actif dans la mise en pratique de politiques de choc dans les pays qui venaient de quitter le bloc soviétique. Cela a été le cas en particulier en Tchécoslovaquie jusqu’à la création en 1993 de la République tchèque et de la Slovaquie, toutes deux membres du groupe présidé par la Belgique au FMI et à la Banque mondiale. Les populations des pays de l’Est européen ont particulièrement souffert des politiques d’austérité et de privatisation imposées à leur pays par les institutions internationales. Les privatisations ont permis à une oligarchie de nouveaux riches corrompus de conquérir un pouvoir exorbitant et d’accumuler des richesses au détriment des biens publics. D’une certaine manière, de Groote a bouclé la boucle. Il se retrouve sur le banc des accusés pour « blanchiment d’argent aggravé », « escroquerie », « faux dans les titres » dans la privatisation frauduleuse de la mine tchèque MUS.

Jacques de Groote et les banques privées

On l’a mentionné dans l’affaire judiciaire en cours en Suisse, le Crédit Suisse est directement mentionné par plusieurs organes de presse pour avoir prêté son concours à différentes sociétés directement liées aux organisateurs et aux bénéficiaires de la privatisation frauduleuse de la mine MUS. Nous n’avons pas accès à l’acte d’accusation et par conséquent nous ne connaissons pas la liste des sociétés financières directement impliquées dans le schéma de fraude, d’escroquerie et de blanchiment d’argent.

Sans présumer de son rôle éventuel dans l’affaire en cours, il est peut-être utile de mentionner l’existence de CELIFF, une société financière fondée en 2001 au Grand Duché du Luxembourg par Dexia Asset Management Luxembourg. Elle comptait parmi ses administrateurs Jacques de Groote, président de APPIAN GROUP et deux des citoyens tchèques poursuivis en 2013 par la justice suisse. Il s’agit de Jiri Divis, Vice Chairman of the Board of Directors of APPIAN GROUP EUROPE S.A et de Marek Cmejla, Vice Chairman of the Board of Directors and Deputy Chief Executive Officer of NEWTON HOLDING A.S., demeurant en République Tchèque, Prague. On trouvait également parmi les administrateurs : Adrien de Merode, Director of APPIAN GROUP EUROPE. Les 4 administrateurs restants étaient tous du groupe Dexia : 1 du Luxembourg, 1 de Suisse et 2 de France.

Conclusion

Au-delà des péripéties de son parcours personnel, Jacques de Groote symbolise les aspects profondément néfastes des politiques appliquées de manière méthodique par la Banque mondiale, le FMI et l’élite qui gouverne le monde à la recherche du profit privé maximum. La cupidité se mêle, de manière révoltante, à la violation des droits humains fondamentaux.


Lire l'article sur le site de CADTM (10/06/2013)