Vincent Safrat, l’éditeur des pauvres
En 2013-2014, l’association qu’il a fondée, Lire c’est partir, a vendu 2,2 millions de livres jeunesse à 0,80 € pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie : il édite, imprime puis distribue lui-même dans le circuit scolaire.

Vincent Safrat n’a pas le temps de pénétrer dans l’établissement qu’une petite voix l’interpelle. « Vous êtes Lire c’est partir ? » Balle au pied, un gamin faisait le guet derrière les grilles de la cour de récré. Ecole élémentaire Jean-Zay, au milieu des cités, à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). C’est ici, entre platanes et tracés de marelles, que l’éditeur installe sa librairie éphémère, en cet après-midi de la fin d’année scolaire.
Il extrait d’une camionnette des piles et des piles de caisses qu’il pose sur un diable puis roule, châteaux branlants, jusqu’à son étalage de fortune, avant de les déballer une à une. « Les livres ! Les livres ! » Les enfants s’impatientent. Volettent en essaims autour de lui. Les enseignants doivent faire la police. « Ouste ! On ne va pas mettre des barrières, quand même ! » Houspiller des écoliers trop pressés de lire… La scène paraît irréelle. Vincent Safrat, l’éditeur low cost qui ne connaît pas la crise, mais bien ceux qui la subissent, exerce cette étonnante magie.
Lors de l’année scolaire 2013-2014, le quinquagénaire a vendu 2,2 millions de livres jeunesse. Le tour de passe-passe ? Leur prix dérisoire : 80 centimes d’euro pièce. Vincent Safrat a inventé sa propre économie, éditant, imprimant puis distribuant lui-même dans le circuit scolaire. « J’entends dire que c’est dur de faire lire les enfants, qu’ils sont “tout-numérique”, rapporte-t-il. Mais moi, je les vois se jeter sur les bouquins ! Je vis dans un monde de Bisounours. Les gens les plus pauvres peuvent acheter des livres à leurs enfants, qui ont envie de lire. »

Il se rêve écrivain

Il y a de la candeur chez ce personnage hors du temps, haut en taille et en couleur, qu’on dirait sorti d’un roman. Fantaisie, optimisme et inconscience mêlés. Il lui fallait ce reste d’enfance pour se lancer dans une telle entreprise, lui le rejeton des classes moyennes pavillonnaires de l’Essonne, l’élève médiocre qui ne lisait pas plus loin que Pif Gadget et n’a jamais gratifié de sa présence le préfabriqué de la bibliothèque municipale.
Il saute la case baccalauréat, trime de petits en minuscules boulots jusqu’à la révélation : un classique abrégé, L’Education sentimentale, de Flaubert, prenant la poussière sur une étagère. Un an après l’arrêt du lycée, voilà qu’il le lit, en ressort ébahi, au point de plonger dans la littérature du XIXe siècle, ses luttes des classes, ses bourgeois ventripotents. Il se rêve écrivain. Mais convient vite du fait que Flaubert avait plus à dire que lui. Alors ce sera « un truc autour du livre ». Puisqu’il a grandi à 500 mètres de la Grande-Borne, à Grigny (Essonne), et traîné son sac à dos dans les favelas péruviennes, puisque le livre lui a « ouvert les possibles et permis de s’imaginer un futur », il donnera la même chance aux autres. « Lutter contre la misère avec le livre comme moyen d’émancipation. »
Le projet est ambitieux. Le démarrage plus modeste. Les mini-livres imprimés maison qu’il tente d’écouler en librairie sont plus souvent volés qu’achetés. Lui vient alors l’idée de récupérer le pilon, ces tonnes d’invendus revenant des librairies et destinées à la destruction. Il sauvera et donnera au porte-à-porte, en Robin des Bois de la lecture pour tous. L’association Lire c’est partir est fondée en 1992 et, pendant un temps, les éditeurs jeunesse se laissent convaincre. Puis ils se lassent du quémandeur de stocks qui leur raconte ses tournées à vélo dans les cités, les portes qui s’ouvrent toujours pour les livres « parce qu’on ne considère pas les gens comme des idiots ».

Modèle économique à bas coût

Alors il décide, en 1998, d’éditer lui-même pour vendre à prix coûtant. Le gros imprimeur auquel il s’adresse, Brodard et Taupin, a le bon goût de ne pas demander au RMIste d’acompte pour sa première commande de vingt titres. 400 000 exemplaires à écouler en quatre mois, s’il veut payer à temps. « J’ai passé cinq jours par semaine dans ma camionnette, sur les routes, contacté les inspecteurs de l’Education nationale, la Ligue de l’enseignement, les écoles, les associations de parents d’élèves, les coopératives scolaires… Et je n’ai eu que deux semaines de retard de paiement. »
Un circuit de cours de récré, de squares et de salles communales est établi, qui ne cesse de grandir depuis. Il a désormais cinq camionnettes pour sillonner banlieues et campagnes, treize employés et même un salaire (de 1 600 euros mensuels). Depuis 1998, plus de 400 titres ont été publiés, livres de poche ou albums. Quelques classiques tombés dans le domaine public mais, surtout, des auteurs jeunesse qu’on lit aussi sous d’autres bannières éditoriales (Philippe Barbeau, Gudule, Thierry Laval, Roger Judenne…). Bref, « des livres comme les autres », tient-il à défendre. Pas de la sous-littérature pailletée d’hypermarché.
Clés de son modèle économique à bas coût, les quantités imprimées et l’absence d’intermédiaires (acheteurs, libraires). Faire imprimer un petit livre de ­poche ou un album souple coûte 25 centimes en moyenne. Auteurs et illustrateurs sont payés au forfait, 1 500 euros à chaque tirage – de 50 000 exemplaires en moyenne, soit dix fois plus que la ­normale. Ce qui n’empêche pas Vincent ­Safrat de crouler sous les manuscrits. Comme sous les sollicitations d’écoles. A 80 centimes l’ouvrage, elles peuvent s’offrir des séries pour les lectures suivies.
Car dans les quartiers défavorisés, les coopératives de classes, alimentées par les dons des familles, ont souvent du mal à suivre… Posséder un livre, le ramener chez soi, c’est pouvoir le lire, le relire, le prêter aux copains, « mais beaucoup de familles n’en ont que très peu, témoigne Dominique Favre, institutrice de cours préparatoire à l’école Jean-Zay. En zone d’éducation prioritaire, on sent que les foyers s’appau­vrissent ». Qu’ils considèrent, aussi, la librairie et la bibliothèque, même quasi gratuite, comme d’impressionnants temples de la culture.

« Charismatique et entrepreneur efficace »

Les élèves des huit classes de l’école approchent tour à tour des tréteaux, piécettes en main. Le temps des hésitations, du premier achat de livre pour certains. Les enseignants doivent guider : « Lis donc ce qui est écrit derrière, pour choisir. » On entend des « J’ai 1,60, je peux en prendre deux ou trois ? », des « Je reviens, j’ai une autre pièce au fond de mon cartable ! » Tous « consomment » sur place, assis à même le bitume rouge ou en brochettes sur les bancs. Les professeurs, qui peinent tant d’habitude à leur faire lire trois lignes, savourent.
Les ventes de Lire c’est partir augmentent de 100 000 exemplaires chaque année. Drôle de businessman, Vincent Safrat ne parle pas de bénéfices mais d’« argent en trop ». 200 000 euros durant l’année scolaire 2013-2014. « Un jour, il est venu me voir, l’air désemparé, raconte le romancier Alexandre Jardin, qui l’a intégré dans son mouvement Bleu Blanc ­Zèbre de soutien aux acteurs de changement. Il lui arrivait un désastre. Il faisait du profit ! Je n’ai jamais vu un type aussi profondément passionné par l’édition et désintéressé par l’argent. » La solution trouvée ? Offrir des spectacles théâtraux et des week-ends au vert à ces mêmes enfants dépourvus de livres… Et acheter un petit château, sur une île de l’Essonne. « Il s’y est réservé deux pièces, poursuit Alexandre Jardin. Du coup, il passe son temps entre deux chagrins d’amour parce que ses copines ne supportent pas les hordes de gosses… C’est un personnage invraisemblable ! Il fait le boulot du ministère de la culture sans rien demander, avec une capacité à passer outre les blocages en ­raisonnant autrement. »
Un décroissant par nature, qui n’aime rien de ce qui s’achète et « sort des ­conventions, insiste Guillaume Bapst, fondateur de l’ANDES, réseau d’épiceries solidaires dans lesquelles les livres à moins de 1 euro sont proposés. Il n’est ni dans le calcul ni dans le concept. Il combat la ­culture élitiste. » « Un allumé ! Atypique, charismatique et entrepreneur efficace, selon Philippe Moscarola, de la Ligue de l’enseignement de Savoie, qui a monté un prix des écoliers lecteurs d’ouvrages Lire c’est partir. Mais les bibliothécaires le regardent de travers parce qu’ils sont dans la religion des métiers du livre, et qu’il bouscule un peu le circuit. »

Prix symboliques

Libraires et éditeurs font contre mauvaise fortune bon cœur. Difficile de dénigrer un chevalier des Arts et des Lettres (sous Frédéric Mitterrand) et une initiative qui met des livres entre les mains des enfants. « C’est tellement compliqué de les attraper, aujourd’hui, que tous les moyens sont bons. S’ils prennent le virus de la lecture, ce sera bénéfique pour tout le monde », espère Guillaume Husson, du Syndicat de la librairie française.
A pousser le questionnement, on perçoit néanmoins quelque agacement. « S’il peut entrer dans les écoles, c’est facile », soupire-t-il. Perçue, grâce aux prix symboliques pratiqués, comme une œuvre sociale davantage que comme une maison d’édition, Lire c’est partir a en effet pénétré un univers scolaire d’habitude fermé au commerce. Aux yeux des nombreux inspecteurs de l’Education nationale qui l’ont soutenu dès ses débuts, Vincent ­Safrat n’a rien d’un suppôt du capitalisme.
Hélène Wadowski, présidente du groupe jeunesse au Syndicat national de l’édition, regrette, pour sa part, que l’on « évince les libraires qui ont du mal à vivre ». Que l’on évoque « le prix comme frein à l’achat ». « Un livre jeunesse vaut 7 euros en moyenne. Ce n’est rien par rapport à ce que les familles achètent pour les enfants, même en temps de crise. Le véritable frein, c’est de ne pas savoir combien on peut rigoler en lisant. »
Roger Judenne, conseiller pédagogique à la retraite, a publié une dizaine d’ouvrages chez Lire c’est partir – et bien d’autres chez Nathan, Flammarion ou Rageot. Son best-seller, Mon père est un gangster, atteint les 300 000 exemplaires vendus. Avec le système Safrat, il n’a pas fait fortune. « Chaque fois que je passe en voiture devant le stade de France, je me dis que mon livre a été lu par trois ou quatre fois le nombre de spectateurs qu’il peut contenir. » Voilà qui suffit à son bonheur.

Par Pascale Kremer

Lire sur le Monde 10 juillet 2015