Une usine turque sous le contrôle de ses travailleurs
A la veille du premier anniversaire du soulèvement du Parc Gezi, un petit groupe d’ouvriers du textile explore une alternative radicale : occuper, résister, produire !

Diren ! Kazova, lit-on sur la pancarte fixée au-dessus de l’entrée d’un petit centre commercial et culturel dans le quartier animé de Sisli à Istanbul. A l’intérieur, le sol est pavé, donnant au visiteur l’impression d’arriver dans un marché de rue. Des slogans comme « 1er Mai ! », « Kazova résiste ! » et « Vive la Révolution ! » sont écrits sur les pavés partout dans la pièce. Aux murs sont accrochées des tringles où sont accrochés des pulls, des centaines de pulls. À première vue, on dirait des pulls ordinaires. Jusqu’à ce que l’on apprenne l’histoire qu’il y a derrière eux. Et, soudain, les pulls se transforment en symboles de résistance, en signes de défi et en un espoir matérialisé d’une société plus égalitaire, d’une économie plus juste – et, oui, même d’un monde meilleur.

L’histoire commence il y a plus d’un an, au cours de la dernière semaine de janvier 2013. A cette époque, les ouvriers de l’usine de textile Kazova sont mis en congé pour une semaine par leurs patrons, les frères Ümit et Umut Somuncu, sans avoir reçu leurs salaires ni d’ailleurs les heures supplémentaires prestées pendant les derniers mois. Les frères Somuncu leur ont dit que, à leur retour à l’usine une semaine plus tard, ils recevraient leur salaire et les arriérés. Mais, à la place, ils sont accueillis par un avocat de la société qui les informe que tous les 95 travailleurs ont été collectivement licenciés en raison de leur "absence non justifiée" pendant trois jours consécutifs. Les patrons ont disparu pendant la nuit, emportant avec eux 100.000 chandails, 40 tonnes de fil et tous les objets de valeur. Ils ont saboté les machines qu’ils ne pouvaient pas apporter avec eux, laissant les travailleurs les mains vides, sans leurs salaires et sans leurs moyens de production.

Certains travailleurs avaient passé des années, voire des décennies, à l’usine, et maintenant tout d’un coup, d’un jour à l’autre, ils se retrouvent sans emploi, sans revenu et sans aucun droit, sans même la possibilité de traîner leurs patrons criminels en justice. "En Turquie, la loi n’est pas conçue en faveur du travailleur", affirme Nihat Özbey, l’un des employés de Kazova, quand je parle avec lui dans leur boutique. "Donc, sans utilisation de la force, nous n’aurions jamais obtenu ce que nous voulions."

Dans cet esprit, les travailleurs font la seule chose sensée qu’ils peuvent faire : ils résistent. Leur résistance commence sous la forme de marches de protestation hebdomadaires allant de la place centrale du quartier jusqu’à l’usine. Mais, dès qu’ils apprennent qu’en leur absence, les anciens dirigeants de l’usine continuent de voler tout ce qui a un peu de valeur dans l’usine, les travailleurs décident d’occuper leur ancien lieu de travail. "Le 28 avril, nous avons planté notre tente en face de l’usine", raconte Bülent Ünal, un des travailleurs de Kazova : "A partir de là, notre résistance est devenue la résistance de la tente."

Résistance et de solidarité

Dans les semaines qui suivent, les travailleurs sont attaqués par des voyous engagés par leurs anciens employeurs, accusés de vol par ceux-ci, frappés et arrosés de gaz lacrymogènes par la police quand ils organisent une manifestation le 1er mai, mais rien de tout cela ne parvient à briser leur détermination à lutter pour ce qui leur revient de droit. Le 30 juin, enhardis par le soulèvement de Gezi, les travailleurs vont de l’avant dans leur occupation de l’usine.

Tout d’abord, ils essayent de vendre les machines restantes dans l’usine, mais bientôt ils sont à nouveau attaqués par la police. Lorsque quatre de leurs camarades sont placés en détention, les huit autres travailleurs qui sont impliqués dans la résistance organisent une grève de la faim pour protester contre ce traitement par les autorités, qui les considèrent comme des criminels et leurs anciens patrons comme des victimes. "Le patron qui volait notre travail et emportait les machines, ce n’était pas un crime. Mais nous qui essayions d’obtenir une fraction de ce qui nous est du, c’était un crime", déclare Ünal. "Les policiers sont venus à l’usine suite à des plaintes déposée par les patrons [...]. Encore une fois, des enquêtes ont été menées sur nous ; à nouveau, nous étions les accusés. Personne ne disait un mot à propos des patrons ".

Les travailleurs comprennent très bien que tout est contre eux et que leur résistance rencontrera la violence et les tentatives des pouvoirs en place pour saboter les efforts qu’ils font pour refaire fonctionner leur usine de manière indépendante. Néanmoins, inspirés et renforcés par l’élan de solidarité qu’ils ont reçu de la part de leurs voisins, de leurs collègues et camarades à travers la ville et dans tout le pays, les travailleurs décident de rouvrir l’usine Kazova. Ils reprennent la production en utilisant la vieille machine que leurs patrons avaient laissé derrière eux et les quelques matières premières que ceux-ci avaient négligées d’emporter lors du pillage de l’usine.

Le premier lot de pulls qui sont produits sous le contrôle des travailleurs est envoyé aux femmes et aux enfants prisonniers qui leur ont écrit des lettres de soutien au cours de leur lutte. Les pulls restants sont vendus au café du Kolektif 26A à Taksim et dans les nombreux forums Gezi à travers la ville, qui ont surgi après que l’occupation du parc Gezi a été brisée par les autorités à la mi-juin. L’argent qu’ils récoltent par le biais de ces ventes est utilisé pour réparer les machines qui avaient été sabotées par les patrons.

Afin de rendre leur lutte plus visible pour le public, les travailleurs organisent aussi plusieurs réunions publiques et en septembre, ils organisent un vrai défilé de mode auquel beaucoup de personnalités – parmi lesquelles des intellectuels, des journalistes, des acteurs, des universitaires et des groupes de musique - participent. Une « mode de la résistance », comme l’a appelée l’écrivain, avocat et militant turc Metin Yegin, avant de souligner la douce ironie qui consiste à utiliser l’un des produits caractéristiques du capitalisme comme un acte de résistance.

"Des pulls à un prix abordable pour tous !"

Une décision récente de justice vient de trancher : les machines dans l’usine reviendront aux travailleurs en compensation de leurs pertes de salaire. Aujourd’hui, les machines ayant été installées dans un nouvel emplacement, tout est prêt pour la reprise de la production, ce qui devrait être possible endéans les deux mois.

Le slogan adopté par les travailleurs Kazova - « Des pulls à un prix abordable pour tous !" - témoigne de leur conviction que cette lutte concerne beaucoup plus que les emplois et les moyens de subsistance d’une douzaine de personnes.

Les travailleurs sont très conscients de la grande importance de l’endroit et du moment où leur lutte a lieu, et du fait que son résultat provoquera, auprès de milliers de partisans, de camarades, de collègues et d’observateurs, une vague d’espoir ou de désespoir.

Et de même que la lutte n’est pas socialement limitée aux travailleurs de Kazova eux-mêmes, sa portée géographique s’étend bien au-delà des frontières de la Turquie. Les travailleurs ont déjà tendu la main aux usines autogérées et coopératives ailleurs, parmi lesquelles Vio-Me en Grèce et les coopératives de Mondragon au Pays Basque, dans le but d’établir des liens de solidarité, d’apprendre des expériences des autres et peut-être à l’avenir d’échanger les produits de leur travail.

Les travailleurs de Kazova affirment avoir été inspirés et encouragés par la vague de protestations de Gezi et maintenant, grâce à leur détermination à diriger leur future usine en tant que collectif d’ouvriers autonomes, leur lutte est devenue un symbole d’espoir pour tous ceux qui sont descendus dans les rues par centaines de milliers pour résister aux politiques d’un gouvernement de plus en plus autoritaire.

Les maigres droits des travailleurs en Turquie

La Turquie a une longue tradition de répression et de restriction des droits du travail, qui était déjà largement répandue sous ancienne dictature militaire (qui a dirigé le pays dans les années 1980) et qui a continué sous l’actuel gouvernement du Parti de la Justice et du Développement (AKP). Le droit de se syndiquer et de faire grève a été fortement réduit. De plus, les droits des travailleurs sont violés à grande échelle, les conditions de travail sont dangereuses et une quasi-impunité est assurée aux propriétaires d’entreprises qui se remplissent les poches pendant que les travailleurs meurent au travail.

Pour le seul mois de janvier, 82 personnes sont mortes après avoir subi des blessures liées au travail - dont deux étaient juste des enfants, âgés respectivement de 6 et 13 ans, qui sont morts dans les rues pendant qu’ils collectaient des ordures pour soutenir leurs familles. Plus récemment, dans une confirmation horrible du mauvais état des conditions de sécurité des travailleurs en Turquie, plus de 300 mineurs sont morts lorsqu’un incendie a éclaté dans une mine de charbon de la ville de Soma. En mars, cette mine avait reçu une cote « parfaite » d’un inspecteur de la sécurité gouvernemental,… qui se trouvait être le beau-frère d’un dirigeant de la société, mettant en évidence les relations étroites entre les hauts fonctionnaires gouvernementaux et les dirigeants des milieux d’affaires.

Selon la Constitution, les syndicats doivent représenter la majorité des employés de l’entreprise et 3% de tous les travailleurs de ce secteur pour pouvoir participer à des négociations collectives (ce pourcentage, qui était auparavant de 10%, a été abaissé en 2012 mais, simultanément, le nombre de secteurs a été réduit et leur taille augmentée, ce qui fait que le seuil de représentation à 3% pourrait se révéler dans les faits plus difficile à atteindre que les anciens 10%).

Pour le plus grand plaisir du gouvernement turc - comme de n’importe quel autre gouvernement régi par des principes néolibéraux - le taux de syndicalisation a chuté à son niveau le plus bas avec moins de 6% de la main-d’œuvre organisée dans les syndicats. Le gouvernement a activement promu des politiques d’emploi néolibérales qui suppriment des acquis, coupent dans les soins de santé et maintiennent des millions de personnes en otage dans des conditions de travail précaires et incertaines.

L’utilisation de sous-traitants a été une des principales raisons qui ont amené les travailleurs de Greif, une usine de fabrication de sacs de toile de jute, à organiser une grève dans les premiers mois de 2014. Ils exigeaient la fin du travail en sous-traitance, avec l’engagement des sous-traitants dans l’entreprise, une augmentation de salaire au-delà du salaire minimum légal de 978 livres turques (environ 330 EUR) et de nouveaux droits sociaux. Pendant 90 jours, les travailleurs ont fait grève, occupant leur usine, jusqu’à ce qu’une descente de police le 10 avril y mette fin, avec l’emprisonnement d’au moins 91 personnes qui participaient à l’occupation et de deux journalistes qui suivaient l’intervention de la police.

Une alternative radicalement démocratique

Au cours de la dernière année, la vague de protestations de Gezi l’été dernier, puis le ralentissement de l’économie turque et enfin la victoire de l’AKP aux élections municipales de ce printemps ont radicalisé le gouvernement d’Erdogan dans sa lutte contre les travailleurs en général, et contre les syndicats orientés à gauche en particulier. Le gouvernement a récemment tenté de poursuivre les dirigeants de la KESK, le syndicat du secteur public turc, sur de fausses accusations de terrorisme. En février, 23 syndicalistes ont été libérés après un an de prison, alors que six autres restent toujours derrière les barreaux.

Le 1er mai, le centre d’Istanbul a été à nouveau plongé dans des nuages de gaz lacrymogènes alors que des milliers de travailleurs, de militants de la gauche radicale et d’autres sympathisants ont tenté de marcher sur la fameuse place Taksim, qui était complètement bouclée pour l’occasion. Avec la célébration du premier anniversaire des soulèvements de Gezi dans quelques jours, les rues d’Istanbul et d’autres villes à travers la Turquie vont sans aucun doute devenir une fois de plus le théâtre d’un affrontement violent entre les forces privées de sécurité de l’AKP (entre autres, la police nationale) et les manifestants de tous horizons exigeant la justice, l’égalité et la chute du gouvernement de l’AKP.

Au milieu de cette lutte permanente entre les travailleurs qui luttent pour leurs droits et un gouvernement réprimant avec enthousiasme toutes les voix dissidentes, les travailleurs de Kazova ont mis au point une alternative radicalement démocratique - "Occuper, résister, produire !" - un cri de guerre qu’ils ont adopté du mouvement de récupération des usines en Argentine. Plutôt que d’exiger des réformes juridiques que le gouvernement ne voudra probablement de toute façon pas honorer ou d’exiger une augmentation de salaire d’un patron qui préfèrera lancer la police sur ses propres employés, les travailleurs de Kazova ont pris les choses en mains. Ils n’ont pas exigé de meilleurs salaires et conditions de travail, mais ils les ont pris ; ils n’ont demandé une alternative meilleure, mais ils ont créé la leur ; ils ne se battent pas seulement pour leur argent, mais pour le contrôle des moyens de production.

"Le profit n’est pas notre objectif", explique Nihat Özbey, "mais plutôt l’échange d’idées, la création de contacts de solidarité révolutionnaire. Si nous réussissons, ce sera l’une des premières fois en Turquie que les travailleurs ont occupé leur usine et repris avec succès la production sous contrôle ouvrier". Quand ils ouvriront leur nouvelle usine, leurs anciens collègues - même ceux qui n’ont pas participé à la résistance - seront accueillis et invités à rejoindre à nouveau la coopérative où, selon Özbey, tous pourront profiter de l’égalité de rémunération et de l’égalité des droits.

"Nous n’allons pas nous focaliser sur le passé", ajoute-t-il. Et c’est exactement la puissance et la beauté de l’exemple de Kazova. Ce petit groupe de 11 travailleurs, qui ont été privés de leurs moyens légitimes de subsistance, à qui on a menti, qui ont été dupés, battus, arrêtés, attaqués, maltraités et gazés, n’ont jamais regardé en arrière mais ont préféré se concentrer sur ce qui était devant eux.

Par leur refus d’abandonner et leur détermination à réussir, les travailleurs de Kazova sont une inspiration pour tous. Leur éventuelle victoire pourrait bien marquer le début d’un nouveau chapitre de la résistance en Turquie.

Joris Leverink est un rédacteur pigiste basé à Istanbul et un des animateurs du site «ROAR Magazine».

Source : http://roarmag.org/2014/05/kazova-istanbul-gezi-occupy/
Traduction française pour Avanti4.be : Jean Peltier (4 juin 2014)

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