Une énorme fraude fiscale mise à jour en Belgique
Montant blanchi: 36 milliards d'euros. La justice est saisie. L’Inspection spéciale des impôts épingle plus de 61.000 dossiers, qu’elle transmet aux parquets de l’ensemble du pays.

La semaine dernière, une "notification de suspicion de blanchiment d’argent et de fraude fiscale" a été envoyée à la fois au parquet fédéral et aux parquets d’Anvers, de Bruxelles, de Halle-Vilvorde, de Louvain, de Flandre-Occidentale, de Flandre-Orientale, du Limbourg, d’Eupen, du Hainaut, du Luxembourg, de Liège et du Brabant wallon.
Cette plainte émane de l’Inspection spéciale des impôts de Gand et porte la signature du directeur de l’ISI, Karel Anthonissen. Les autres patrons de l’ISI et tous les membres du parlement faisant partie des commissions parlementaires "Optima" et "Panama Papers" ont reçu une copie de la plainte.

Hors du commun

Dans ce dossier hors du commun, l’ISI mentionne "au moins 61.546 dossiers portant sur un potentiel de 36 milliards d’euros de capitaux blanchis". Il s’agit de dossiers que des fraudeurs ont introduits ces douze dernières années lors des différentes campagnes "d’amnistie fiscale", "de régularisation fiscale" et de "déclaration libératoire unique". L’ISI dispose d’indications que dans des dizaines de milliers de dossiers de régularisation, aucun impôt ni amende n’ont été payés sur la totalité des capitaux noirs, mais uniquement sur les intérêts des dernières années.
De ce fait, beaucoup d’argent noir aurait donc été blanchi sans que les fraudeurs aient dû payer le moindre impôt. "Dans la toute grande majorité des cas, seuls les revenus et les profits ont été déclarés et le capital historique est resté caché", peut-on lire dans la plainte. "On y trouve néanmoins souvent un avantage fiscal illicite encore plus important qui, de ce fait, n’a donné lieu à aucun redressement, régularisation ou remboursement."
La plainte est accompagnée d’un tableau reprenant une estimation des montants ayant échappé au Trésor public. Ainsi, lors de la première amnistie fiscale en 2004, seuls 8,7% d’impôt auraient été payés sur l’argent noir régularisé. Lors des campagnes ultérieures de 2006 à 2013, ces pourcentages oscillent entre 4,5 et 7,3%. "Il s’agit d’estimations, mais cela démontre l’importance du problème", peut-on lire dans le document.

Peut mieux faire

D’autres exemples prouvent que les choses auraient pu être différentes. Par exemple, lors de la campagne de régularisation qui a eu lieu entre le 15 juillet et le 31 décembre 2013, 1,427 milliard d’euros de capitaux noirs ont été entièrement régularisés à un taux d’imposition de 35%. Et l’ISI de Gand indique avoir elle-même régularisé 102 dossiers portant sur plus de 268 millions d’euros de capitaux noirs en 2015, à un taux d’imposition de 28%, ce qui représente 75 millions d’euros.
Hier, le parquet fédéral se refusait à tout commentaire. Une enquête réalisée auprès de quelques magistrats spécialisés nous a appris que le problème de blanchiment cité dans la plainte par le directeur de l’ISI Karel Anthonissen était réel. Le Point de Contact Régularisations, qui devrait traiter les dossiers, n’a jamais vérifié si les déclarations étaient complètes. Le tribunal de l’inspection des impôts n’a quant à lui pas passé au crible tous les dossiers individuels de régularisation.

Affaire Dejager

Malgré tout, une régularisation incomplète peut encore faire l’objet de poursuites judiciaires pour blanchiment, confirment les magistrats financiers. Ils se réfèrent à la plainte contre les frères Dejager, du groupe textile flamand Osta Carpets. Grâce à des données volées à la banque du Lichtenstein LGT Bank, le tribunal a découvert que les frères n’avaient régularisé qu’une partie de leur patrimoine noir. Leurs conseillers s’en sont sortis en payant une amende suite à un arrangement à l’amiable ou ont été acquittés. Mais au début de cette année, les frères ont reçu une note salée de la cour d’appel de Gand: en plus de 30 mois de prison et d’une amende de 600.000 euros, la Cour a ordonné la confiscation de près de 50 millions d’euros. Les frères ont entre-temps introduit un recours auprès de la Cour de cassation.

D’un autre côté, ces mêmes magistrats soulignent le fait qu’aucun arrondissement ne dispose de suffisamment d’enquêteurs spécialisés pour analyser les dizaines de dossiers de régularisation de la même manière (approfondie) que le dossier Dejager. Conséquence: ce type d’enquête sur des régularisations incomplètes est lancé un peu par hasard.

Par exemple, c’est un fait connu que le parquet de Gand a pris l’initiative d’ouvrir près de 150 dossiers individuels contre les clients de l’ancienne banque Optima et que le parquet s’est déjà adressé au Point de Contact Régularisations pour contrôler les déclarations. Dans le cadre des Panama Papers, le tribunal est autorisé à lancer des enquêtes en cas de suspicion de déclaration de régularisation incomplète.

Complices

Dans sa plainte, l’ISI ajoute que les "intermédiaires" qui ont aidé leurs clients à introduire les dossiers de régularisation, pourraient également être poursuivis comme auteurs ou complices d’activités de blanchiment. Un avocat fiscaliste qui s’est occupé de plusieurs dossiers de régularisation, confirme l’existence de nombreuses déclarations incomplètes. "Malgré tout, nous voyons que nos clients sont prêts à payer 35% sur l’ensemble de leur capital noir", explique-t-il. "Parmi ces déclarations incomplètes, on trouve de gros dossiers susceptibles de rapporter beaucoup d’argent au Trésor public. Mais la réalité, c’est que seule la campagne de régularisation de 2013 était appropriée. La régularisation actuelle exige beaucoup trop de formalités. Il est vrai qu’il y a toujours une épée de Damoclès qui pend au-dessus des anciens capitaux sur lesquels vous ne payez pas d’impôt: sur le plan pénal, ils ne sont pas encore prescrits."

Par Lara Bové

A lire sur lecho.be (26/10/2016)