La nouvelle vie, sans patron ni dividende, des anciens Fralib

Le chiffre d'affaires grimpe et on réembauche peu à peu les "copains": six mois après l'arrivée de leur thé en rayon, les ex-Fralib, dont le combat contre Unilever est devenu un symbole des luttes sociales, redécouvrent la vie d'entreprise. Sans patron, ni dividende.

"On n'est pas des charlots, on est des pros", martèle Gérard Cazorla, figure emblématique de ces ouvriers qui ont fondé une coopérative, Scop-Ti, et repris leur usine. L'ancien leader CGT, 58 ans, tient à faire visiter le site de Géménos (Bouches-du-Rhône), près de Marseille, depuis les stocks où le thé en vrac est entreposé en sacs de 500 kilos, jusqu'au laboratoire où l'on goûte le produit fini.

La marque 1336, allusion aux 1.336 jours "de lutte", "a bien démarré", ajoute le responsable, agréablement surpris de l'accueil qui lui est réservé depuis son lancement fin septembre, notamment par la grande distribution. On trouve les boîtes aux couleurs pastel de Scop-Ti chez Intermarché, dans plusieurs dizaines d'Auchan, dans les Carrefour du Sud-Est de la France, ou encore en ligne...

L'usine devrait produire 100 à 120 tonnes de thé en sachets cette année: "On est dans les clous, ça se passe plutôt bien", souligne Gérard Cazorla. Sur les trois derniers mois de 2015, Scop-Ti a dégagé un chiffre d'affaires de 460.000 euros et la coopérative a pu réembaucher 30 salariés en CDI.

Ces jours-ci, les chaînes sont à l'arrêt, mais pour la bonne cause: il faut régler les machines car Scop-Ti a remporté deux contrats avec des marques de distributeur, pour le compte desquelles elle va emballer du thé.

- Che Guevara et Elephant -

Avec ça, "une dizaine de copains qui sont à Pôle emploi vont pouvoir être réintégrés d'ici mai-juin", se réjouit Gérard Cazorla. L'objectif reste de réembaucher l'ensemble des 57 ex-Fralib qui ont investi leurs indemnités dans la coopérative.

Pendant quatre ans, après la décision du groupe anglo-néerlandais Unilever de délocaliser la production de Gémenos en Pologne, ces ouvriers qui produisaient des thés Lipton et des infusions Éléphant, sont devenus le symbole du combat contre les délocalisations, veillant jour et nuit sur leurs machines et multipliant les actions d'éclat.

En mai 2014, après avoir fait annuler en justice plusieurs plans sociaux, ils ont réussi à arracher à Unilever 19,26 millions d'euros pour pouvoir monter leur projet, y investissant toutes leurs indemnités de licenciement.

L'usine, dans une zone industrielle sans âme, garde quelques traces discrètes de cette lutte. Un tag de Che Guevara sur un mur; sous une bâche, l'énorme éléphant, clin d'oeil à la marque produite jadis, que les Scop-Ti promenaient de manifestation en rassemblement... "On a du mal à s'en débarrasser, mais on ne savait pas où le mettre", sourit M. Cazorla.

Le conflit social est gravé dans les têtes: plus que des collègues, Scop-Ti, "c'est une famille", s'enthousiasme Rim Hidri, qui a commencé en 2002 sa carrière chez Fralib par quatre années de galère comme intérimaire. "Vous venez tous les jours avec la patate au boulot, vous savez pourquoi vous le faites".

Pour autant, "le boulot c'est le boulot. Si quelque chose ne va pas, on saura se le dire", affirme-t-elle. "Mais on fera plus attention à l'humain".

- Patron? "Un gros mot!" -

Dans cette coopérative où les grandes décisions sont mises aux voix des salariés réunis en assemblée générale, personne n'aurait l'idée d'appeler M. Cazorla "patron". "Sauf pour m'embêter", s'amuse-t-il: "Pour nous, c'est un gros mot!".

"Président" de la coopérative parce qu'il en fallait bien un, il préfère une simple polaire grise au costume-cravate et empile les exemplaires de l'Humanité sur son bureau. "Il n'y aura jamais de dividendes, jamais de rémunération du capital. On a déjà donné !".

Si les Scop-Ti rêvent tout haut de s'émanciper du capitalisme, en bout de chaîne, les centaines de palettes qui attendent d'être chargées dans des camions, finiront, comme celles des multinationales, dans les rayons de la grande distribution.

Impossible en effet à l'heure actuelle de se passer de ces acteurs. "Il faut des volumes pour amortir les coûts de l'outil", explique M. Cazorla, alors que l'usine ne tourne qu'à 10% de ses capacités. Ils n'ont toutefois pas renoncé au coeur de leur projet: travailler avec des agriculteurs bio de la région.

En mars, la production d'une nouvelle marque de tisanes destinés aux magasins bio va débuter. En commençant par du tilleul bio, une culture qui a eu ses beaux jours en Provence avant d'être sacrifiée, assure le "patron", au profit de la cerise sur l'autel de la rentabilité.

Par François Becker (AFP)

Lire sur Yahoo Actualités (26/02/2016)