L’usine grecque qui résiste sans patron et avec des savons écolos
L’histoire de Vio Me est un rayon de soleil dans l’hiver sans fin que traverse la Grèce, alors qu’elle élit dimanche 20 septembre sa nouvelle Assemblée législative. Le patron a fermé cette usine de matériaux pour le BTP, mais les ouvriers ont décidé de l’occuper et de relancer une production écolo de manière autogérée grâce à un formidable soutien populaire.

Au nord de Thessalonique, une zone commerciale immense gagne progressivement du terrain sur ce qui était il y a peu une zone industrielle. Au milieu de cet océan consumériste, cachée derrière une allée de grands arbres, une usine poussiéreuse vient rappeler qu’il y a peu, on croisait ici des ouvriers en bleu de travail en lieu et place des clients poussant leur caddie. L’endroit semble désaffecté. Toutes les entrées paraissent condamnées et une seule voiture est garée sur le vaste parking.

Pourtant, dans un des bâtiments, derrière un mur de vieille tôle, des bruits sourds viennent parfois briser le silence. 

Pour pénétrer dans l’usine, il faut s’annoncer. Le lieu est gardé 24 heures sur 24 par des ouvriers et des soutiens locaux. Et pour cause, les travailleurs de Vio Me, occupent illégalement les lieux depuis 2011, année où les propriétaires ont décidé de cesser brutalement l’activité.

Désobéissance à la loi du marché

L’histoire aurait pu se terminer comme beaucoup d’autres en Grèce ces dernières années. Une entreprise bénéficiaire (ici Filgeram-Johnson, maison mère de Vio Me) décide de fermer ses portes et de ne pas payer les arriérés de salaire qu’elle doit à la cinquantaine d’ouvriers d’alors.

Sauf qu’eux ont décidé de désobéir à la loi du marché. Pendant un an, une trentaine d’ouvriers syndiqués de l’usine l’occupent pour empêcher les propriétaires de récupérer les machines. La première année, ils peuvent compter sur leur maigre indemnité chômage pour survivre. Puis, au fur et à mesure de la médiatisation de leur combat, les soutiens, locaux d’abord, puis internationaux, abondent, permettant de prendre en charge les besoins en argent et nourriture de ces travailleurs en lutte. Au terme de nombreuses assemblées générales, les ouvriers et leurs soutiens décident de relancer la production. Mais plutôt que de fabriquer de la colle pour carrelage, l’ancienne spécialité de l’usine, ils décident de produire du savon et différents produits ménagers naturels. Ce virage écologique n’avait rien d’évident, surtout en Grèce où cette sensibilité n’est pas des plus développées.

C’est par nécessité et pragmatisme que les ouvriers de Vio Me sont devenus écolos. « On savait qu’on ne pouvait pas faire la même chose qu’avant car on avait peu d’argent alors que les machines sont chères et la matière première importée. On a alors cherché une matière première peu chère et locale, or on a beaucoup d’huile ici !  », m’explique Tinna, arrivée au moment de la reprise de la production. Ce sont également les soutiens locaux qui les ont convaincus de se lancer dans des produits écologiques, plus susceptibles d’êtres vendus dans les réseaux militants.

Nul besoin de patron


Un autre changement d’ampleur est intervenu depuis la réouverture. Leur usine, ils ont décidé de la gérer sans chef. Quand je demande à Dimitris, un des piliers de la lutte qui gigote sur sa chaise en attendant qu’on lui traduise les questions, pourquoi ils ont décidé de s’organiser ainsi, il me répond sur le ton de l’évidence : « Le patron est parti, pourquoi chercher à en avoir un autre ? Je l’ai vu deux fois en deux ans. On n’avait pas besoin de lui pour se servir des machines qu’on utilise tous les jours. » Mais il reconnaît que passer d’une organisation hiérarchisée où les tâches sont divisées à l’extrême à l’autogestion « ne fut pas facile. D’ailleurs, ça ne l’est toujours pas aujourd’hui. Mais on a appris à mieux se connaître. Le ‘je’ est devenu ‘nous’. Il n’y a pas l’administration d’un côté et nous [les ouvriers] de l’autre comme avant, seulement nous avec le même niveau de pouvoir. »

Tinna est assise à ses côtés sur une des chaises en plastique qu’ils ont installées en rond pour recevoir les visiteurs du jour : des journalistes japonais, des documentaristes espagnols et grecs, des voyageurs français et moi. Elle détaille l’organisation de Vio Me : « On se rencontre deux fois par semaine en assemblée en plus des discussions informelles pendant le travail. » Tout le monde peut être amené à tout faire même si certaines tâches qui demandent des compétences spécialisées sont assurées par une personne. « Vu que je parle anglais, c’est moi qui m’occupe des relations avec les journalistes et les soutiens internationaux », explique-t-elle.

Ce jour-ci, il y a autant de visiteurs que de travailleurs et l’usine, aussi vide qu’un bureau de vote un jour d’élections européennes, donne l’impression de tourner au ralenti. Les membres de la coopérative aimeraient voir leur lieu de travail aussi foisonnant que par le passé. « On pourrait être cinquante à travailler ici. On devrait être cinquante d’ailleurs. Tout le monde aimerait qu’on grandisse et qu’on utilise toutes les possibilités de l’usine », avance Dimitris.

Mais plusieurs éléments rendent difficile cette montée en puissance. D’abord, la situation économique en Grèce ainsi que leur faible trésorerie qui les pousse à réinvestir leurs maigres recettes dans l’achat de matières premières plutôt que pour l’acquisition de nouvelles machines. Mais cette limitation est aussi due à leur mode de distribution. Les produits écolos de Vio Me sont principalement écoulés dans leur réseau de solidarité dans des squats, des centres sociaux et via divers collectifs qui commandent des cartons de produits et se chargent ensuite de les écouler. Le reste est vendu lors de festivals et du marché de producteurs organisé tous le mois sur le site. « On ne pourra grandir que si on trouve plus de contacts à l’étranger. La prochaine étape est donc d’impliquer plus de gens », dit Tinna.

La fragile flamme de l’utopie autogestionnaire grecque

Vio Me, cette lutte de travailleurs s’appuyant sur un soutien populaire conséquent, est souvent portée en étendard du mouvement des structures autogérées en Grèce qui s’est développé, si l’on peut dire, à la faveur de la guerre économique qui a plongé le pays dans la tourmente. Pourtant, sur le plan économique, cette expérience est fragile. « Les salaires permettent à peine de survivre », fait savoir Tinna. D’autant plus qu’ils ont travaillé d’arrache-pied pour réorganiser la production, et s’approprier les nouveaux savoir-faire, tout en menant un travail politique intense. « On travaille bien plus de huit heures par jour. Vio Me implique une large partie de notre vie. On aimerait bosser moins mais on doit penser à notre survie », raconte-t-elle, visiblement éprouvée. A plusieurs reprises pendant l’entretien, elle fait montre d’un certain agacement et répond aux questions avec des phrases courtes entrecoupées de soupirs.

La jeune femme explique que nous ne sommes pas tombés au meilleur des moments. « Excusez-moi si je suis un peu stressée, la situation est tendue ces jours-ci. » Ils font face aux pressions de plus en plus insistantes des propriétaires de l’usine qui multiplient les procédures judiciaires. « On en a une par mois en ce moment », assure Tinna. Selon elle, ces derniers rêvent de récupérer leur bien, non pas pour relancer la production mais pour tout détruire et vendre le terrain à des promoteurs immobiliers afin d’agrandir encore la zone commerciale.

Un risque rendu plausible par deux décisions de justice défavorables à Vio Me. Concrètement, ils sont expulsables à tout moment. Certains soutiens du mouvement font pression sur le gouvernement pour permettre à cette expérience autogestionnaire de se développer dans de bonnes conditions. Tinna elle déclare ne pas s’intéresser à ce qui se passe dans la tête des puissants. « On ne sait pas ce qu’ils veulent faire. Ce qu’on sait, c’est que la police devra venir nous déloger. On va résister et réagir », lance la jeune femme, faisant écho au slogan de Vio Me : « Occuper, Résister, Produire. »

Le collectif de soutien à Vio Me milite aussi pour une régularisation de leur statut d’entreprise autogérée, chose promise par Tsipras lors d’une visite de l’usine pendant sa campagne électorale.

Je demande à mes interlocuteurs aux visages aussi fatigués que les murs de l’usine si malgré les difficultés, le jeu en vaut la chandelle. « Même si je ne le croyais pas, on n’a pas d’autres choix », répond Tinna après une hésitation en rappelant que la plupart des ouvriers étaient en premier lieu désireux de maintenir leur emploi dans un contexte de chômage de masse. Dimitris lui est plus tranché : « En un mot : Oui ! Bien sûr que ça vaut la peine. Certes on est partis du besoin de survivre mais ça a surtout à voir avec la liberté et la lutte des classes. » Ragaillardie par la réponse de son camarade de lutte, Tinna rebondit : « Ce que je gagne vient de ce que je produis. Il n’y a pas de patron qui profite de notre travail. D’abord on se débarrasse des patrons, ensuite on se débarrassera de l’Etat. »

Les travailleurs de Vio Me aimeraient que d’autres leur emboîtent le pas sur les chemins de la révolte et de l’autogestion. Ils multiplient donc les événements militants et accueillent régulièrement des visiteurs, accompagnent et soutiennent d’autres travailleurs dans leurs luttes, en Grèce et ailleurs. Ainsi, dans un des hangars, on peut voir une grande affiche en espagnol en soutien à des camarades argentins. « On ne se bat pas seulement pour nous, assure Dimitris, mais aussi pour montrer à d’autres que c’est possible. » 


Sur ces mots, il nous propose une visite de l’usine pendant que Tinna retourne gérer quelques affaires pressantes. Cet homme robuste nous montre les différents produits fabriqués sur place, les machines qu’ils ont parfois bricolées eux-mêmes, mais aussi la partie de l’usine restée inutilisée. Le long d’un mur, des sacs de colle périmés, vestige de l’activité passée, sont soigneusement empilés. Au milieu de ce hangar désert trône un amphithéâtre de fortune, fait de palettes empilées et éclairé par un pâle halo de lumière qui filtre à travers les tôles translucides.

Dimitris nous explique que c’est ici qu’ils tiennent leurs assemblées. Il nous raconte avec fierté, dans son anglais de collégien, qu’un groupe de rap local a tourné un clip sur leur lutte à cet endroit même. Puis, d’un geste, il nous invite à le suivre dans un long escalier en fer qui mène sur le toit.

La plate-forme offre une vue imprenable sur la vallée. D’un côté, la ville, puis une forêt qui laisse deviner la mer. De l’autre, les dernières usines, progressivement cernées par la zone commerciale que l’on aperçoit derrière de grands arbres. En début d’entretien, Dimitris comparait leur lutte contre le capitalisme à la résistance du village d’Asterix contre les Romains. Vu d’en haut, l’image prend tout son sens. En nous raccompagnant à la porte qu’elle prendra soin de refermer derrière nous, Tinna, avec son sourire retrouvé, nous glisse un message : « Parlez de notre lutte, on en a besoin. »

Par Emmanuel Daniel

Lire sur le site de Reporterre (19/09/2015)