Comment San Francisco s'approche du « zéro déchet »
Le soleil n'est pas encore levé qu'un étrange ballet commence. Chacun à leur tour, des dizaines de camions viennent déverser des tonnes et des tonnes de restes de nourriture, d'herbe coupée, de branchages. Un mois plus tard, ces déchets organiques ressortiront sous la forme d'un riche compost aussi fin que du sable. Ici, à Vacaville, à une heure de route au nord de San Francisco, se joue quotidiennement une partie essentielle de l'objectif que s'est fixé la ville californienne : parvenir, d'ici à 2020, à zéro déchet non recyclé ou composté, évitant ainsi d'utiliser des décharges ou des incinérateurs, très polluants.

Pour parvenir à ce but jamais atteint par une aussi grande ville dans le monde, San Francisco fait preuve de volontarisme politique et multiplie les initiatives législatives.

Dernière en date, l'interdiction de la vente et de la distribution de petites bouteilles d'eau en plastique dans les espaces publics de la ville, adoptée à l'unanimité par le conseil municipal début mars et qui entrera en vigueur en octobre (sauf lors d'événements majeurs sur la voie publique, comme la Gay Pride). A la place, seront installées de nombreuses fontaines d'eau et des gobelets compostables pourront être distribués pendant des événements.

« Les bouteilles d'eau en plastique coûtent cher à produire et ont un coût environnemental considérable. Il lui faut mille ans pour qu'elles se dégradent », a justifié le conseiller municipal David Chiu, à l'origine d'une mesure qui mentionne le risque pour la santé, des composés chimiques comme les phtalates pouvant s'infiltrer dans l'eau et « perturber les hormones et ainsi accroître le risque d'infertilité, de cancer et de fausses couches ». « Si nous pouvons les interdire dans l'espace public, que les gens comprennent que c'est totalement faisable, alors nous pourrons aller plus loin », a ajouté M. Chiu. Autrement dit, envisager une interdiction totale.

« ON NOUS A TRAITÉS DE FOUS »

Etape par étape, voilà la méthode qu'a adoptée San Francisco depuis le vote de l'objectif « zéro déchet », en 2002. « La Californie s'était déjà fixé un objectif de 50 % de recyclage d'ici à 2010. Mais nous voulions aller plus loin, raconte Jared Blumenfeld, ancien directeur du département de l'environnement de San Francisco et actuel directeur régional de l'Agence de protection environnementale (EPA). Nous nous sommes mis d'accord sur l'objectif ambitieux du zéro déchet puis sur une date à la fois assez lointaine pour nous donner les moyens de l'atteindre mais aussi assez proche pour que tout le monde se sente aussitôt concerné. » Ce sera 2020, avec un point d'étape de 75 % en 2010.

Tout restait alors à faire. « On nous a traités de fous », sourit-il. Mais une étude menée à ce moment-là avait montré que 90 % des déchets finissant dans les décharges pouvaient être recyclés, et que la part la plus importante était la nourriture. Or « nous ne voyons pas les déchets comme une charge, mais comme une valeur, ils peuvent être utilisés », explique Robert Reed, chargé des relations publiques à Recology, la coopérative qui collecte et traite les déchets de San Francisco.

C'est ainsi que le département de l'environnement a commencé par cibler les hôtels et les restaurants, très nombreux à San Francisco... et qui génèrent beaucoup de déchets organiques. « Nous avons commencé par un hôtel test, le Hilton, qui sert 7 500 repas par jour, et nous avons mis en place un système simple : les poubelles des recyclables et des compostables coûtent beaucoup moins cher, chaque mois sur la facture, que celles des déchets non recyclables, explique Jared Blumenfeld. Si vous recyclez et compostez tous vos déchets, alors vous aurez besoin de moins de poubelles 'normales', ou bien des plus petites. Et vous économiserez de l'argent. »

Le système est une pleine réussite : en un an, le Hilton économise 200 000 dollars (145 000 euros) et l'initiative est alors très vite étendue à l'ensemble des professionnels. Le système est également proposé, sur une base volontaire, aux habitants qui le souhaitent. « En quatre ans, entre 2001 et 2005, nous sommes passés de 42 % à 60 % de nos déchets qui étaient recyclés », se félicite Jared Blumenfeld.

SACS PLASTIQUES BANNIS

Une des parties peu visibles des déchets, mais néanmoins importante, est l'ensemble des débris générés par le secteur de la construction. Après deux ans de négociations, la ville oblige en 2006 tous les professionnels du bâtiment à recycler au moins 65 % de leurs débris tels le béton, le métal ou encore le bois, dans des centres agréés. Une suspension de six mois est prévue pour les contrevenants. En parallèle, la ville s'engage à n'utiliser que des matériaux recyclés pour des travaux publics comme l'asphalte, les trottoirs ou encore les gouttières.

Mais tout cela ne suffit pas. En 2007 et 2008, le taux de récupération des déchets stagne aux alentours de 70 %, alors que la ville s'était fixé 75 % en 2010. San Francisco passe alors une étape supplémentaire avec deux décisions touchant directement au quotidien des habitants. Les sacs plastiques sont tout d'abord bannis des supermarchés, avec obligation d'utiliser des sacs en papier ou en plastique compostable – payants, pour inciter les clients à ramener leur propre sac.

Puis, en 2009, le recyclage et le compostage sont rendus obligatoires pour tous les habitants. Le même système est appliqué : chaque maison et immeuble reçoit une facture détaillée et peut l'alléger en utilisant de moins en moins la poubelle « normale » pour préférer celles dédiées au recyclage et au compostage. Des contrôles sont effectués régulièrement et des avertissements sont suivis d'amendes pour les contrevenants, pouvant aller de 100 à 1 000 dollars (73 à 730 euros). « Cela a été notre mesure la plus controversée, admet Jared Blumenfeld. On nous a accusés de mettre en place une "police environnementale". Nous avons longuement expliqué que ce n'était pas le cas et que tout le monde avait à y gagner. Si nous l'avions tout de suite rendu obligatoire, cela n'aurait pas marché, il fallait que ce soit progressif. »

« LE COMPOST N'A QUE DES EFFETS BÉNÉFIQUES »

L'effort paye : la ville atteint 77 % de recyclage en 2010 et a aujourd'hui dépassé les 80 %.

Quelque 600 tonnes de déchets organiques sont récupérées chaque jour et envoyées au centre de Vacaville, où est produit un compost très convoité par les agriculteurs. Comme Dave Mella, qui gère le vignoble Chateau Montelena, dans la Napa Valley. « Le compost est très riche car il est constitué de multiples déchets organiques et il n'a que des effets bénéfiques : il fixe le carbone dans le sol et apporte beaucoup de nutriments à la vigne. » Dave Mella utilise le compost de Recology depuis bientôt dix ans. Ce fut d'abord un pari pour ce domaine qui a acquis une notoriété mondiale en remportant une dégustation à Paris en 1976 devant des vins français – et dont un livre, Le Jugement de Paris, puis un film, raconteront l'histoire. « J'étais terrifié à l'idée de changer le vin, confie Dave Mella. J'ai d'abord testé le compost sur une petite partie du domaine, puis je l'ai progressivement étendu car le vin était meilleur... et c'est meilleur pour le sol ! »

Malgré tout, San Francisco n'a pas encore atteint les 100 % et la dernière partie s'annonce la plus difficile. « Nous y arriverons, assure Robert Reed, de Recology, quand on lui oppose notre scepticisme. La moitié des déchets encore envoyés dans les décharges peuvent être recyclés. Nous devons accentuer notre effort. Par exemple, sensibiliser les habitants sur le fait qu'ils recyclent beaucoup dans la cuisine, mais n'ont souvent qu'une seule poubelle dans la salle de bains, avec des déchets qui se retrouvent à la décharge alors que des éléments pourraient être recyclés. » Et pour le reste ? « Nous devons agir directement à la source, sur le packaging, comme l'interdiction du polystyrène et du cellophane et développer l'usage des couches-culottes lavables et réutilisables, car c'est quelque chose que nous ne pouvons pas recycler. »

Quel que soit le résultat en 2020, les efforts auront été immenses et San Francisco entraîne désormais d'autres grandes villes américaines dans son sillage. Après Seattle, dans l'Etat de Washington (nord-ouest), la ville de Minneapolis, dans le Minnesota (nord), ne recycle que 37 % de ses déchets mais s'apprête, elle aussi, à adopter l'objectif 100 %.

Les centres de recyclage « communautaires » menacés

Dans la ville qui vise à recycler 100 % de ses déchets, ils sont une partie importante. Les centres « communautaires » permettent à chacun de récupérer la « consigne » encore en vigueur en Californie sur les bouteilles en plastique et en verre ainsi que sur les canettes en aluminium. Rapporter ces dernières constitue une source de revenus non négligeable pour les sans-abris et les plus modestes. Mais plusieurs de ces centres ont été contraints de fermer en moins d'un an. « De mauvais comportements ont lieu près du centre et le vol dans les poubelles du voisinage sont en augmentation », a argué Scott Weiner, conseiller municipal de San Francisco qui soutient la fermeture du « Community Center » de Market Street, le plus important et le dernier dans le centre de la ville.

Mais bon nombre dénoncent un effet de la « gentrification » à l'œuvre dans San Francisco. « Il y a eu quelques problèmes dans le quartier mais pas par ceux qui viennent recycler. Ils ne veulent tout simplement pas voir les pauvres qui viennent ici, dénonce Stosh Wychulus, un voisin du centre, utilisateur régulier et mobilisé contre sa fermeture. San Francisco a la plus grande inégalité de revenus et elle s'accroît à un rythme effrayant. Enlever aux pauvres gens cette source de revenus ne fera que précipiter leur fin. » Malgré tout, le supermarché Safeway, propriétaire du terrain et qui n'a pas donné suite à nos sollicitations, a donné au centre jusqu'au 1er juillet pour plier bagages. Sans qu'une solution ne soit prévue.

Par Alexandre Pouchard (28/05/2014)

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