Armand De Decker inculpé
C'était attendu depuis un moment. Le député MR Armand De Decker vient d'être inculpé pour trafic d'influence, à Mons, dans le dossier du Kazakhgate.

Il aura fallu une bonne année au conseiller instructeur Olivier Delmarche pour se faire une idée du rôle joué par Armand De Decker (MR) dans le Kazakhgate et l'inculper pour trafic d'influence. C'est ce qu'ont appris, en exclusivité, Le Vif/L'Express, Le Soir , Mediapart et De Standaard. Le parquet général de Mons devrait diffuser un communiqué dans la journée, vu la médiatisation de ce dossier. Le chef d'inculpation - trafic d'influence - constitue une forme particulière de corruption dans le chef d'une personne qui exerce une fonction publique et qui est sollicitée pour l'influence dont elle dispose du fait de sa fonction.

L'inculpation a été signée vendredi dernier et envoyée par recommandé à Uccle. Le magistrat de Mons, qui a hérité de l'enquête commencée à Bruxelles, a donc estimé qu'il disposait de suffisamment d'indices sérieux de culpabilité pour accuser l'ancien président du Sénat. Cela ne signifie pas que l'enquête sur De Decker est terminée. A ce stade, Jonathan Biermann, l'échevin ucclois et avocat, qui avait aussi joué un rôle dans cette affaire, n'est, lui, pas inculpé.

Dans cette histoire, rappelons que De Decker est soupçonné d'avoir fait du lobbying politique, contre paiement, pour que le projet de loi sur la transaction pénale élargie soit voté à temps, au printemps 2011, afin que Patokh Chodiev puisse en bénéficier. On se souvient que l'oligarque ouzbeko-belge et ses deux associés kazakhs étaient empêtrés, à l'époque, dans le scandale Tractebel. Ils voulaient à tout prix échapper à un procès qui aurait nui à leur business minier, surtout à Londres où leur société ENRC était cotée en bourse. En signant une transaction pénale avec le parquet général de Bruxelles, le 17 juin 2011, le fameux trio kazakh s'en est sorti la tête haute et a même évité de se voir accoler un casier judiciaire.

De Decker est suspecté de ne pas avoir agi comme avocat pour Chodiev, mais bien comme lobbyiste en profitant de sa fonction de troisième vice-président du Sénat, qu'il exerçait depuis 2010 après avoir présidé cette assemblée parlementaire. Il a perçu pour cette mission particulière une somme globale de plus de 740 000 euros, sans que son nom n'apparaisse dans les documents de procédure judiciaire concernant le trio. Sans non plus remettre de time sheet (relevé des heures de travail) à l'avocate française Catherine Degoul. Laquelle était à la tête de la cellule franco-belge mise sur pieds par l'Elysée de Nicolas Sarkozy pour tirer Chodiev du bourbier judiciaire belge, une condition émise par le président kazakh pour signer un juteux contrat aéronautique avec la France.

L'existence de cette cellule a été confirmée par l'ancien conseiller général de l'Elysée lors de son audition devant la commission d'enquête parlementaire belge sur le Kazakhgate. Claude Guéant n'a pas nié avoir rencontré De Decker, lors d'un déjeuner à Paris fin février 2011, ni être l'auteur d'une note manuscrite adressée à un conseiller diplomatique, en août 2011, où il disait avoir eu au téléphone le sénateur belge qui, avec son équipe, avait "fait un magnifique travail qui ne peut que servir les intérêts de la France" (www.levif.be, 3 mai 2017). Avant d'ajouter : "Son souci est maintenant très prosaïque, c'est que les avocats qui ont travaillé pour Chodiev soient maintenant rémunérés. Pouvez toucher Chodiev ?"

Surtout, les enquêtes belges ont mis au jour des agissements très contestables d'Armand De Decker, notamment auprès de l'ancien ministre de la Justice CD&V. Deux jours après qu'une ordonnance de la chambre du conseil renvoie les Kazakhs devant un tribunal correctionnel, le vice-président du Sénat s'est rendu au domicile de Stefaan De Clerck, puis le lendemain à son cabinet, en se présentant comme étant l'avocat de l'Elysée, en évoquant le marché aéronautique franco-kazakh et en demandant d'intervenir pour le dossier Chodiev. De Decker s'est d'ailleurs lui-même enlisé face aux enquêteurs en déclarant : "La réelle plus-value (Ndlr : de son intervention dans le dossier Chodiev) est qu'au niveau du Parquet général, ils ont compris l'importance du dossier du fait qu'un personnage du pays se mouille comme avocat." Quoiqu'il en soit, il bénéficie toujours, à ce stade de la procédure judiciaire, de la présomption d'innocence.

L'inculpation par le magistrat montois devrait néanmoins avoir des conséquences irrémédiables sur la carrière politique de De Decker, élu pour la première fois à la Chambre en 1981, bourgmestre de la commune d'Uccle pendant plus de dix ans, ministre de la Coopération au développement de 2004 à 2007. Suite aux révélations du Kazakhgate, le libéral, qui aura 70 ans en octobre prochain, avait déjà été mis en congé de ses fonctions internes au MR, suite à son audition devant le Conseil d'arbitrage du parti en novembre 2016. Huit mois plus tard, il était contraint de démissionner de son poste de bourgmestre. A l'heure actuelle, il est toujours membre du MR et député bruxellois. Mais il risque, cette fois, de devoir démissionner de tous ses mandats, comme l'avait déjà annoncé le président de son parti Olivier Chastel en 2016 (en cas d'inculpation).

Avec cette inculpation, l'enquête belge sur le Kazakhgate prend un tournant décisif. Les avancées dans l'instruction française, reprise en septembre dernier par les juges Aude Buresi et Serge Tournaire (en charge des dossiers Boloré, François Fillon, financement de la campagne de Sarkozy par la Libye...), n'est sans doute pas étrangère à la décision du magistrat montois. Buresi et Tournaire n'ont, en effet, pas chômé depuis huit mois. De sources françaises, nous avons appris que De Decker a été entendu, dans leur bureau, fin avril dernier, puis confronté à Catherine Degoul. Claude Guéant aurait également été entendu par les enquêteurs français.

A lire sur levif.be (07/05/2018)

Par Thierry Denoel