France : Jacqueline sauvage est libre !
Je n’en croyais pas mes yeux et j’ai dû les frotter plusieurs fois pour y croire !

C’est mon amie Claire Charlès et le petit signal sonore de Facebook-Messenger qui m’ont arraché à une sieste sans rêves. Je venais juste de m’effondrer dans les bras de Morphée après une longue insomnie hantée par le fantôme fluorescent de la princesse Leia dansant sur l’air d’I want your sex (ça m’apprendra à dormir bercée par une chaine d’infos en continue) avant d’être informée que ce rêve-là venait d’être réalisé. Tu es libre, Jacqueline ! Heureuse nouvelle parmi milles autres horribles qui ont jalonné cette année. 2016 est absous !

En découvrant l’image furtive de ta sortie de prison, je me suis rendue compte que c’était la première fois que je te voyais sourire. Un baume a inondé mon cœur. Je me suis demandé si c’était, depuis 50 ans, peut-être, la première fois que tu respirais dans un monde où tu ne craignais plus de te prendre une gifle en passant d’une pièce à l’autre ou en rentrant chez toi. Après 47 années de violences conjugales, une condamnation à 10 ans de réclusion criminelle et 4 années de prison, c’était plus qu’une libération, c’était peut-être la Liberté !

Je me suis surprise à espérer sincèrement que tu sois heureuse. Pourtant, je ne te connaissais guère, depuis un an que j’étais, parmi tant d’autres, mobilisée pour ta libération, armée de la pétition de Karine Plassard et de ses 430 000 signataires, de cette vive émotion populaire portée par une réalité crue : 216 000 femmes victimes de violences conjugales par an en France. L’empathie de tes soutiens était, pour beaucoup d’entre elles, un effet miroir. Notre rage, le cri collectif des femmes en terre patriarcale, un mouvement de classe, car laquelle d’entre nous n’a jamais reçu un coup, une gifle, une main aux fesses ou un crachat décoché par un inconnu, un passant qui n’a pas supporté que l’on ignore son sifflement ou ses avances ?

Depuis le 1er janvier 2016, les militantes féministes ont relevé pas moins de 118 cas médiatisés de femmes tuées par leurs compagnons ou ex-compagnons. Combien ont échappé à notre vigilance ? Elles étaient 122 l’année dernière. Un chiffre d’une inébranlable et terrible constance, mais il aura fallut que tu décimes ton mari pour que le visage d’une femme battue couvre les Unes de tous les journaux du pays, tandis que les autres mouraient à l’ombre d’une brève, dans la rubrique des faits divers des journaux régionaux, si rarement nommées. Et pourtant, tout le monde savait dans cette petite commune de la Selle-sur-le-Bied où tu as été trois fois aux urgences avant d’être froidement renvoyée chez toi. Jouissant d’une impunité totale, année après année, décennie après décennie, Maitre-bourreau chez lui, M. Norbert Marot sévissait en toute tranquillité. Aucune de vos filles ne lui a cherché d’excuses lors de ton procès, ni ne t’a reproché de les priver d’un père, ce père incestueux qui les a violé.

En tant que militante progressiste, je suis viscéralement opposée à la peine capitale et je ne soutiendrai pas cette proposition d’établir une « légitime défense différée » qui instituerait un permis de tuer et dédouanerait définitivement notre société de ses responsabilités, laissant aux victimes le droit et le soin de faire le sale boulot. Je crois que trois vies auraient pu être sauvées, la tienne, celle de ton mari et celle de votre fils, si cette société s’était montré plus vigilante. On t’aurait délivré de cet enfer sans te salir les mains, et ta conscience n’aurait rien à se reprocher. Lui aurait purgé sa peine. Peut-être votre fils n’aurait-il pas mis fin à ses jours, osai-je prédire, au sein d’une famille débarrassée de son agresseur.

C’est tout le sens de la grâce que j’appelai de mes vœux, à toi dont la vie n’aura été qu’une longue peine, la prison d’un État sans droits, qui manie la torture, dont le geôlier est le coupable. Tu l’as rencontré si jeune, à l’âge de 15 ans, après avoir vu ta propre mère se faire frapper par ton père qui lui a cassé le nez. Tu es née et tu as grandi dans un théâtre des violences de genre que tu allais bientôt subir, sanglant continuum de mère en fille puis en petites filles, et cette prison était partie pour t’enfermer jusqu’à la tombe. Alors on s’est mobilisé par milliers pour t’offrir un peu de soleil et de bonheur avant de quitter ce monde, dans longtemps j’espère, qui t’a été si cruel.

Que t’a-t-on reproché au juste ? De ne pas avoir porté plainte, comme 85% des femmes dans ton cas ? De ne pas être partie plus tôt ? Facile à dire, quand on sait que c’est précisément quand les femmes décident de quitter leurs conjoints violents que ces derniers les tuent dans la majorité des cas ! Et quelle porte de sortie t’offrait notre société, à toi qui ne touchait même pas tes propres salaires en tant que « conjointe collaboratrice » de ton tortionnaire ?

Pour toutes ces raisons, il serait bon que cette société fasse à son tour son examen de conscience. Qu’elle se rende compte qu’elle est, toute entière, coupable de non assistance à personnes en danger, les femmes. L’État français avait même été condamné en 2007 pour cela. Quels moyens a-t-elle mis pour se mettre en conformité avec sa belle devise républicaine ? 0,06% de son budget est dédié à l’Égalité femmes-hommes, à savoir 221 millions d’euros, alors que nous estimons le coût des violences faites aux femmes à plus de 2 milliards par an ! Cette société qui ne respecte même pas la convention de Genève qu’elle a ratifiée, qui lui interdit de proposer une médiation à un couple lorsque monsieur frappe madame ! Son tribunal d’application des peines a osé se glorifier de constater que « Jacqueline Sauvage ne souhaite pas s’inscrire dans une association de femmes victimes de violences » d’un air triomphal, se réjouissant que tu aies honte d’être devenue une figure de cette noble cause, que tu nies ce que tu as été, qu’ils le veuillent ou non, une victime AUSSI, au moins aussi bien qu’une coupable.

Et la Justice, censée être le recours des plus vulnérables et des plus démuni-es dans notre pays ? N’a-t-elle pas honte d’observer, sans que ça l’émeuve, la difficulté qu’ont les femmes à porter plainte contre les violences criminelles, sanglantes voire fatales qui les frappent, les violent, les tuent ? De n’avoir rien compris aux monstres que génère la société patriarcale, aux syndromes que développent leurs proies ? Aujourd’hui, le Canada reconnait le syndrome de la victime de violences conjugales qui se défend comme elle le peut sous un régime de terreur qui la soumet à une menace perpétuelle et toujours imminente, dans son propre domicile. Que ne le fait la France ?

Je ne nie pas que ta réaction n’a été ni concomitante ni proportionnelle au coup reçu à ta lèvre, le jour du meurtre, qui s’est entassé sur des milliers d’autres en traversant ta chair. Ce n’était pas de la légitime défense, et pourtant, la cour d’assise de Blois a reconnu que ce n’était pas non plus un geste prémédité. Ni prémédité, ni innocent ? Alors, qu’était-ce ? C’est dans cet entre-deux étonnant que se loge le syndrome de la femme battue qui n’a plus un rapport au temps ni à l’espace comme celui que connaissent les autres. Muriel Salmona a dédié beaucoup de ses travaux aux effets de ce stress post-traumatique permanent qui est le mécanisme de défense des femmes battues, qui glace leur sang, anesthésie leur pensée et les plonge dans un état de sidération où tout l’être n’a plus qu’une seule obsession, éviter le prochain coup, où toute leur concentration est obnubilée par la crainte de tomber sur lui au détour d’un couloir, si jamais il était d’humeur à leur en coller une.

Que de circonstances atténuantes qu’aurait pu te trouver ce jury d’assises qui n’a pas su individualiser ta peine et qui t’a condamné à 10 ans de prison. Par deux fois, ensuite, ta demande de libération conditionnelle a été rejetée, en août et en novembre derniers, contre l’avis du parquet, à notre stupéfaction… car tu ne faisais pas d’après tes geôliers, qui prétendent sonder les âmes, montre d’un sentiment de culpabilité assez sincère, d’une contrition assez affligée.

Je les ai vu, depuis hier, ces quelques magistrats, enrager qu’on t’ai arraché à leurs griffes, enrager de ne plus disposer de ta peine. Je les laisse à leur fureur et souhaite que ce drame (hélas) ordinaire nous obtienne enfin ce que nous réclamons depuis tant d’années, plus de lieux d’écoute, d’accueil et d’orientation, plus de permanences dans les commissariats et les gendarmeries, plus de places d’hébergements d’urgence, plus d’ordonnances de protection plus facilement délivrées, plus d’éducation à l’égalité et à la sexualité, plus d’armes pour nous défendre et pour vivre, pour vivre en paix dans le pays des droits de l’homme !

Par Fatima Benomar

A lire sur fatimabenomar.com (29/12/2016)