Trains gratuits en Espagne : quel bilan ?
Depuis trois mois, les équivalents des TER et RER sont gratuits en Espagne. Mais c’est surtout la « loi sur la mobilité durable » du pays, approuvée par les ONG, qui soulagera le climat.

19 heures approchent. María s’apprête à rentrer à Brenes, petite ville à une vingtaine de kilomètres de Séville, où elle travaille. Comme tous les jours de la semaine depuis neuf ans, lorsqu’elle est devenue assistante dentaire dans la quatrième ville la plus peuplée d’Espagne. Nouveauté depuis deux mois : elle va et vient par les Cercanías, les trains de banlieue locaux. « C’est la première fois que je les utilise. Comme c’est gratuit, je laisse ma voiture au garage et j’économise de 100 à 120 euros par mois », calcule-t-elle, ce jeudi 3 novembre, sur l’un des sept quais de la gare Santa Justa.

Depuis septembre dernier, les usagers des trains périurbains et du réseau ferré régional conventionnel peuvent effectuer leurs trajets réguliers gratuitement dans tout le pays. L’État rembourse 100 % de leurs abonnements. Les trains régionaux à grande vitesse, ainsi que treize lignes à grande vitesse de plus longue distance sont pris en charge à 50 %. Conçue pour soulager les ménages face à l’inflation, la mesure affiche aussi l’objectif de réduire le nombre de voitures sur les routes et les émissions de CO₂ correspondantes. « Ça m’arrange tellement ! Et ils ont dit que la mesure serait prolongée », se réjouit la jeune trentenaire. À l’origine, le dispositif devait prendre fin le 31 décembre. Devant les réactions enthousiastes, le gouvernement a annoncé son intention de le reconduire sur toute l’année 2023. Une mesure ambitieuse qui ne met cependant pas fin à la prépondérance de la voiture en Espagne : la gratuité seule n’est pas la solution miracle, d’autant que le train ne passe pas partout.

    « 118 millions de litres de carburant évités »

« L’expérience est très intéressante. Le tabou qui disait : “On ne touche pas les tarifs des transports” est tombé. Et on se rend compte qu’on peut générer un grand impact social en jouant sur le prix », s’enthousiasme Adrían Fernández. Responsable des campagnes Mobilités pour Greenpeace Espagne, il est lui-même ingénieur en travaux publics, spécialisé dans les transports.

« Cette mesure a été un grand succès. Un million et demi d’abonnements “gratuits” ont été vendus en septembre », se félicite le député César Ramos, porte-parole pour la question des transports au Parti socialiste ouvrier espagnol, majoritaire dans la coalition de gauche qui gouverne le pays. Le nombre de trajets effectués en train sur les réseaux concernés a bondi de 24 % par rapport au mois de septembre 2021. Soit 20 % et 23 % de trafic en plus dans les trains de banlieue de Madrid et Barcelone, qui comptent de très loin le plus grand nombre d’usagers. 50 % d’augmentation dans les noyaux urbains de Malaga, Bilbao ou Cadix, 65 % dans les Asturies. Cela équivaut à une économie de « 118 millions de litres de carburant [évitant l’émission] de 360 576 tonnes de CO₂ entre le 1er septembre et le 31 décembre [2022] », selon un communiqué de presse publié par la présidence du gouvernement, début octobre.

« Ce calcul n’est pas fiable. Il considère que chaque voyage supplémentaire effectué en train a évité un voyage en voiture. Mais il peut s’agir de gens qui n’auraient pas réalisé le voyage s’il n’était pas gratuit. Ou des gens qui utilisaient avant un autre transport en commun, resté payant, et qui se sont rabattus sur le service gratuit », tempère Adrián Fernández. Certains doutent, aussi, de l’explosion du recours au rail. « On compare avec l’année 2021, anormale en raison des restrictions aux déplacements. Par rapport à 2019, on ne dépasse que légèrement les chiffres », souligne Daniel Pi, porte-parole de l’association Promotion du transport public (PTP), à Barcelone.

« En Espagne, beaucoup de zones urbaines n’ont pas de trains périurbains »

Les études solides seront publiées dans les mois à venir. À Barcelone, Daniel Pi soupçonne une augmentation de la mobilité en général, et une très légère augmentation de la part du train. Pour l’heure, ni PTP ni Greenpeace ne perçoivent de vraies variations dans le trafic routier. Mais gare aux conclusions hâtives.

Car l’idée de gratuité des transports fascine. Dans l’Union européenne, ils sont responsables de 25 % des émissions de CO₂. La voiture à elle seule cause 61 % de ces émissions. Et le train ? 0,4 %... La proposition revient régulièrement dans le débat public, parfois présentée comme une solution miracle pour un système juste et durable. Ces dernières années, le Luxembourg et l’Autriche ont pris des mesures fortes pour baisser les prix. Suivis de l’Allemagne, il y a quelques mois.

Les exemples comme celui de María entretiennent le mythe. « Mais j’ai une station de Cercanías juste à côté de chez moi. Et le temps de trajet est 15-20 minutes plus long qu’en voiture », reconnaît-elle. C’est loin d’être vrai pour tout le monde, rappelle Daniel Pi : « En Espagne, beaucoup de zones urbaines ne disposent pas de trains périurbains et le service régional y est résiduel. Il n’y existe pas d’alternatives à la voiture, ou elles sont très compliquées. »

La gratuité à elle seule ne convertit pas beaucoup d’automobilistes

Un rapport publié en 2020 par l’Union internationale des transports publics (UITP), sorte de lobby des transports en commun, reconnu pour son expertise technique, estime que la gratuité à elle seule ne convertit pas beaucoup d’automobilistes en adeptes des transports collectifs. Mais elle peut être un outil de promotion efficace si elle s’accompagne d’une politique globale visant à rendre ces modes de déplacement plus attractifs… et à pénaliser l’usage de la voiture.

« Le prix est un facteur important, mais il n’est pas le seul. Le temps de voyage, le confort, la disponibilité et la fiabilité du moyen de transport sont également déterminants », liste Adrián Fernández. « La voiture est bien plus confortable et rapide que les Cercanías. Tu n’es pas mouillé quand il pleut, tu n’as pas froid en hiver, tu ne dois pas te coltiner la foule », admet Jorge, 32 ans, habitant Fuenlabrada, à 16 kilomètres de Madrid, qui utilise son véhicule pour aller travailler dans la capitale.

Derrière le bruit généré par une mesure médiatiquement forte, le gouvernement espagnol a un plan de bataille plus large. L’avant-projet de « loi sur la mobilité durable », instrument qui mettra en musique sa stratégie en matière de transports, est jugé positif par Greenpeace. Le type de bonnes notes que l’ONG distribue avec parcimonie.

    « Un investissement record dans les infrastructures ferroviaires périurbaines et régionales »

« Dans notre proposition de budget, il y a aussi un investissement record dans les infrastructures ferroviaires périurbaines et régionales », signale César Ramos, porte-parole du PSOE sur les transports. Dans les années qui viennent, la Renfe, entreprise publique leader du rail en Espagne, doit investir 4,6 milliards d’euros dans l’achat de plus de 400 trains. En priorité pour les réseaux périurbains et régionaux selon le député. Elle développe aussi une application permettant d’acheter comme un seul trajet un voyage d’un point A à un point B impliquant, par exemple, train, bus puis voiture partagée. La future loi de mobilité durable doit permettre aux communes, aux régions et à l’État de se coordonner pour fondre leurs réseaux respectifs dans un système global. Les propositions ressemblent à celles énoncées par PTP ou Greenpeace.

Et pourtant. « Je n’ai pas l’impression que le gouvernement suive un plan rationnel pour provoquer un transfert modal » (soit le passage d’un mode de transport à un autre), tranche Daniel Pi. Il lui reproche la ristourne sur les carburants, décidée fin mars face à l’inflation, ou la suppression des péages des autoroutes. Certains estiment même que l’initiative de la gratuité est surtout électoraliste, à un an des élections générales.

Politiquement, elle est en tout cas très rentable. Selon un sondage publié début octobre, elle emporte 82 % d’adhésion chez les personnes interrogées. Loin devant la subvention aux carburants (75 %). Une rentabilité dont Greenpeace fait un argument de vente : « Nous utilisons ces cas de succès pour essayer de convaincre d’autres pays, comme la France, de lancer des mesures similaires », explique Adrián Frenández. Gare à ne pas tomber dans la surenchère démagogique, prévient-il. Exécutée en dehors d’un plan cohérent basé sur des analyses solides, elle sera inefficace.

Selon César Ramos, personne n’envisage de maintenir la gratuité après 2023. Tant mieux, selon Danile Pi : « Passé l’effet promotionnel, une tarification intelligente et très flexible est bien plus intéressante. L’argent économisé peut servir à améliorer les services. » Ajuster le prix à chaque situation pour rendre le service accessible à toutes les bourses est toujours avantageux face à la voiture. María découvre encore les joies du train. « Je peux lire, regarder une série ou régler des choses dont je n’aurai plus à m’occuper après durant mon trajet. En voiture, c’est impossible. » Et elle serait prête à mettre de l’argent de sa poche pour poursuivre l’expérience. « Jusqu’à 40 euros, sans hésiter. » Pour Brenes, où elle habite, le service coûtait 63,30 euros avant septembre.

Par Alban Elkaïm (publié le 15/11/2022)
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