Suède : les prisons se vident
Depuis des années, le nombre de détenus diminue. Plusieurs raisons à cela, le succès des peines alternatives et un faible taux de récidive dû à la prise en charge originale des détenus : thérapie, méditation et «sas» de fin de peine.

Avec ses maisons de briques à un étage et son terrain de foot recouvert de neige, Skänninge a des allures de pensionnat. Pas de mirador à l’entrée, ni de barreaux aux fenêtres. Seuls les barbelés au-dessus des grillages et les portes fermées à double tour indiquent qu’on se trouve dans un des plus gros établissements pénitentiaires de Suède. La prison, au niveau de sécurité moyen, située à plus de 200 kilomètres au sud de Stockholm, héberge 234 détenus, qui y purgent des peines d’un mois à la perpétuité. Tous les après-midi, Emil travaille à l’imprimerie. Casquette grise réglementaire vissée sur la tête, le jeune homme apprécie l’activité : «Dehors, je n’ai jamais gardé un boulot plus d’un mois ou deux. Ça me fait de l’expérience.» Le matin, il suit une thérapie : «Pour la première fois depuis mes 13 ans, quand j’ai commencé à me droguer, je dors bien», s’émerveille-t-il, rappelant quand même que «la prison reste la prison».

Skänninge est une machine bien huilée. «On passe énormément de temps et d’énergie à organiser, structurer et planifier», affirme le directeur, Joachim Danielsson, à la tête d’une équipe de plus de 200 personnes. Les détenus vivent en groupe de neuf, dans de petites unités composées d’une cuisine, d’une salle de séjour et de cellules individuelles : 7 mètres carrés, avec écran plat au mur et salle de bains attenante. Les gardiens ne sont pas armés. Aucun membre du personnel n’a été agressé depuis des années. En journée, chacun vaque à ses occupations. Six heures par jour, cinq jours par semaine, les détenus travaillent, suivent une formation ou une thérapie. «L’an dernier, six ont passé l’examen théorique du permis bateau, et tous l’ont réussi», raconte fièrement le directeur. Les prisonniers peuvent faire du yoga, enregistrer des histoires pour leurs enfants. Il y a même un «couvent», où deux prêtres travaillent avec les longues peines sur la réhabilitation par la méditation.

Qu’on ne s’y méprenne pas : Skänninge est une prison tout ce qu’il y a de plus typique en Suède. Si toutes ces activités sont possibles, le directeur reconnaît volontiers que c’est d’abord parce que le système pénitentiaire suédois ne souffre pas de surpopulation chronique. Au contraire : les détenus ne sont plus assez nombreux pour remplir les prisons du royaume. Quatre ont déjà fermé. Plusieurs sont en travaux. Selon Nils Oberg, patron de l’administration pénitentiaire, la baisse a commencé en 2004, puis s’est accélérée depuis 2010. Avec 4 300 détenus pour 9,7 millions d’habitants, la Suède affiche désormais un des taux de détention les plus bas d’Europe (autour de 44 pour 100 000 habitants, contre plus du double en France).

Le recul de la grande criminalité et la transformation de la délinquance y sont pour beaucoup. «Les meurtres et violences sur personnes sont en baisse», constate Sven Granath, analyste au Conseil de prévention du crime (BRA). Même chose pour les vols de voitures et les cambriolages de villas. «Par contre, la fraude sur Internet et la criminalité organisée ont progressé, mais il est souvent difficile d’obtenir des arrestations et des condamnations.» D’où le recul du nombre de détenus. Un jugement de la Cour suprême, en 2011, a accéléré la tendance en imposant des peines plus courtes dans les affaires de drogue.
Bracelet électronique dès 1994

L’éventail des peines alternatives à l’incarcération a aussi contribué à dépeupler les prisons. «Notre système judiciaire est basé sur une tradition humaniste. Nous privilégions toujours la réhabilitation à l’enfermement», commente Lennart Strinäs, juge au tribunal de première instance de Malmö. La détention, dit-il, «nuit plus souvent qu’elle n’aide». Notamment dans le cas des courtes peines. Mais aussi pour les premières condamnations, qui mènent très rarement à l’incarcération. Pas de prison non plus pour les mineurs, qui encourent une peine maximale de quatre ans de réclusion en centre éducatif fermé. De manière générale, les condamnations excèdent rarement dix ans, et même les condamnés à la perpétuité peuvent demander une réduction de leur peine à dix-huit ans.

Les magistrats ont à leur disposition un arsenal de sanctions alternatives. En 1994, la Suède a été le premier pays à tester les bracelets électroniques. Le placement sous surveillance électronique peut s’appliquer pour des condamnations allant jusqu’à six mois de privation de liberté. Les tribunaux peuvent aussi avoir recours à la contrainte pénale : sursis avec mise à l’épreuve, travail d’intérêt général, injonction de soins… Résultat : si 4 300 condamnés sont sous écrous, 13 000 purgent leur peine dehors. Pour les deux groupes, l’objectif est le même, martèle le directeur de l’administration pénitentiaire, Nils Oberg : éviter la récidive, qui tourne autour de 40% sur trois ans. Punir ne suffit pas : «Presque 100% des détenus vont retourner un jour dans la société. Il faut les préparer, les équiper, pour éviter qu’ils se retrouvent de nouveau derrière les barreaux. Notre tâche est de faire en sorte que toute condamnation, à l’enfermement ou non, apporte quelque chose.» Stigmatiser le détenu est contre-productif : «En prison, vous avez les mêmes droits et les mêmes obligations qu’à l’extérieur. La seule différence est que vous ne pouvez pas les exercer de la même façon. C’est ce qui constitue votre sanction.» La peine doit donc être purgée dans la dignité.

En Suède, on insiste donc sur la réhabilitation : «Le système est basé sur l’idée que tout le monde peut changer. Notre objectif est de trouver des solutions et des alternatives adéquates, qui correspondent aux besoins de chacun.» La sémantique est symbolique : en suédois, le terme pour désigner l’administration pénitentiaire, Kriminalvarden, combine l’univers carcéral et celui des soins. «C’est essentiel que les deux aspects, la sécurité et le traitement, marchent la main dans la main», résume Joachim Danielsson, le directeur de Skänninge.

Mais pour que fonctionnent les programmes de lutte contre les addictions ou la délinquance certifiés par l’administration, il faut que les anciens détenus puissent continuer à les suivre une fois dehors. Les prisons suédoises collaborent de plus en plus avec d’autres administrations (services sociaux, psychiatrie, agences pour l’emploi) chargées de prendre le relais. «Supprimer le temps de latence à la sortie est déterminant pour lutter contre la récidive», assure Erika Sallander, enquêtrice au Conseil de la prévention du crime.
«Vivre comme un Svensson»

La remise en liberté est préparée longtemps à l’avance. «On veut éviter un système où les détenus purgent leur peine jusqu’au dernier jour et, comme dans les films américains, se retrouvent dehors, devant les grilles, un sac en plastique à la main», résume Nils Oberg. Contrairement à la France et à ses 80% de sorties sèches, la Suède a mis en place un «sas de sortie», qui permet l’accompagnement progressif des prisonniers vers la liberté. Les halvvagshus (maisons de mi-parcours) en sont un exemple. Leurs résidents ont souvent purgé de longues peines. «Ce sont des gens qui n’ont rien à l’extérieur et qui ont besoin de soutien, mais aussi d’un certain niveau de contrôle», explique Anders Jansson, inspecteur pénitentiaire à Malmö.

Toujours dans le même esprit, la Suède a généralisé la libération conditionnelle aux deux tiers de la peine. Le service des probations n’a pas seulement la responsabilité de surveiller les ex-détenus, mais aussi de leur fournir un programme de traitement, en cas de dépendance à l’alcool, à la drogue, ou de problèmes de violence. Si, en France, chaque conseiller d’insertion et de probation suit autour de 130 cas, selon les syndicats, en Suède, c’est plutôt de 30 à 35. Par ailleurs, les agents publics sont épaulés par plus de 4 000 «superviseurs» bénévoles, quand l’administration estime qu’un soutien supplémentaire est nécessaire.

Sorti en 1997, après vingt-quatre ans derrière les barreaux, Tommy Persson, 69 ans, était terrifié : «J’avais tellement peur de me retrouver tout seul.» S’il s’en est sorti, c’est en partie grâce à son superviseur, un gardien de prison «qui s’est investi à fond». Ils se voient toujours régulièrement. La mort de sa mère, dit-il, a été un déclic : «Pour la première fois, je ne voulais qu’une chose, vivre comme un Svensson [un Suédois moyen, ndlr], ce que j’avais toujours méprisé.» Si Tommy a réussi, c’est parce qu’il avait longuement préparé son retour à la vie civile : «J’ai suivi plusieurs programmes en prison, puis j’ai terminé ma condamnation dans un centre de désintoxication.» A la sortie, des anciens détenus de l’association Kris l’attendaient.
«Décriminalisation»

Magnus Persson, 41 ans, employé de Kris à Helsingborg, témoigne : «Il faut qu’on soit à la grille, autrement ils partent.» Le contact est pris des mois plus tôt, lors de réunions avec les prisonniers. Kris propose un hébergement à ceux qui en font la demande. Mais, pour obtenir une place, il faut renoncer à la drogue, à l’alcool, aux médicaments, se soumettre régulièrement à des tests, suivre une thérapie de «décriminalisation». Pour Magnus Persson, qui a passé un an en prison, ces règles sont nécessaires : «Les anciens détenus veulent que ça aille vite. Mais se reconstruire prend du temps.» En échange, «Kris offre une camaraderie qui n’existe pas dans la criminalité». Et ça marche : 70% de ceux qui passent par le centre d’hébergement de Helsinborg s’en sortent, affirme-t-il.

Alors, modèle à suivre ? Le système n’est pas épargné par les critiques. Ces dernières années, plusieurs organisations internationales ont rappelé le royaume à l’ordre. En cause : les conditions de la détention préventive, sans limite de temps et parfois à l’isolement, sont jugées inacceptables. En Suède, des voix s’élèvent en faveur d’un durcissement de certaines sanctions pénales. La droite y est favorable. Pour l’ancienne ministre de la Justice (conservatrice) Beatrice Ask, il s’agit moins de lutter contre la récidive que de satisfaire le légitime besoin de justice exprimé par les victimes et leurs familles.

Le criminologue Henri Tham est contre. Si beaucoup en Suède pensent que le système judiciaire n’est pas suffisamment sévère, une étude qu’il a réalisée montre que cette idée repose souvent sur un malentendu : «Quand on leur demande de se mettre à la place du juge et de prononcer une condamnation, après avoir suivi un procès, non seulement la majorité prononce des peines moins sévères que les juges, mais beaucoup critiquent leur sévérité.»

Par Anne-Françoise HIVERT

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(17/02/2015)