Kshama Sawant, 
de Bombay à Seattle via le socialisme
Élue conseillère municipale socialiste, l’ancienne militante d’Occupy fait adopter le Smic à 15 dollars de l’heure pour tous les salariés 
de Seattle. Son nouveau combat : le contrôle des loyers.

Une militante socialiste, née en Inde, fraîchement ­naturalisée américaine, élue conseillère municipale, sous l’étiquette «socialiste», d’une grande cité de son nouveau pays face au candidat de la toute-puissante machine démocrate. Un combat pour la justice sociale : un salaire minimum décent. Des salariés – ­notamment des femmes africaines-américaines et hispaniques – qui vivent pour la plupart leur premier mouvement de grève. Et au final, une victoire : pas un salaire en dessous de 15 dollars de l’heure à Seattle, la ville d’Amazon et de Starbucks. Ce petit ­synopsis pourrait ressembler à une fiction pour magazine progressiste, voire à un conte empli de bons sentiments à faire dormir debout d’indécrottables optimistes. Or… Il s’agit bel et bien d’une histoire américaine du XXIe siècle, dont Kshama Sawant est une actrice majeure.

Avant Seattle, il y a eu Pune, deuxième ville de l’État du Maharashtra à 150 kilomètres de Mumbai. C’est là que, le 17 octobre 1973, naît Kshama, fille de Vasundhara et Ramanujam. Famille de classe moyenne avec une mère professeure et un père ingénieur, mais qui bascule dans le drame lorsque ce dernier est tué dans un ­accident de voiture par un chauffard ivre. Elle a 13 ans. Ce qui la bouleverse autant et aussi durablement, c’est ce qu’elle observe du système de castes de son pays et de la pauvreté codifiée. Prolégomènes à sa conversion au socialisme. En attendant, la formation continue. Elle étudie l’informatique, sort diplômée de l’université de Mumbai à 21 ans, épouse Vivek, un ingénieur travaillant pour Microsoft. Le mari est muté aux États-Unis. L’Atlantique à traverser. Un monde à découvrir… pas foncièrement différent de celui quitté. Ici, «classe» remplace «caste». Elle délaisse sa première peau de «geek» et sort de l’université d’État de Caroline du Nord avec un doctorat… en économie. La jeune diplômée traverse le pays d’est en ouest et pose son opposition aux inégalités et son envie d’agir à Seattle. Un discours d’un militant de Socialist Alternative, organisation trotskiste fondée en 1986, la convainc définitivement. En 2010, la toute nouvelle ­socialiste-troskiste est naturalisée.

«Changer la nature 
du débat politique»

Occupy Wall Street surgit. Elle sera l’une des chevilles ouvrières d’Occupy Seattle. Dans ses discours, elle ne lambine pas : «capitalisme», «classe», «socialisme». Mais contrairement à une partie du mouvement, Kshama estime que le changement peut aussi passer par les urnes. Sa première tentative, en novembre 2012 alors que Barack Obama est réélu, se solde par un échec… prometteur : pour un siège de représentant de l’État de Washington, elle défie le président démocrate de la chambre, Frank Chopp. À la surprise générale, elle engrange 29 % des voix. Un an plus tard, la revoilà en campagne pour un poste de conseillère municipale. Les observateurs lui prédisent le même sort que lors de son initiation : même si Seattle est l’une des villes les plus progressistes du pays, une socialiste, trotskiste de surcroît, ne peut défaire un sortant démocrate. D’autant que le vote a lieu, poste de conseiller par poste de conseiller, sur l’ensemble de la ville et non à l’échelle d’un quartier. Le 15 novembre 2013, les résultats tombent : 93 682 voix pour Kshama Sawant, 3 151 voix d’avance sur Richard Conlin, un sortant démocrate sonné. Une socialiste siégera au conseil municipal de Seattle pour la première fois depuis 1877 et A. W. Piper, un immigré allemand naturalisé. Pierre angulaire de sa campagne : porter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, une revendication partie des fast-foods de New York. Quelques mois plus tard, le maire démocrate de la ville endosse cette proposition. Deux mois de plus et le conseil adopte la mesure qui entrera progressivement en vigueur dans les années à venir. Depuis, San Francisco et Los Angeles, les deux autres « poids lourds » de la côte Ouest, ont également fait passer dans la réalité le Smic horaire à 15 dollars. Seattle peut être considéré comme l’épicentre de ce mouvement qui se répand de métropole en métropole et Kshama Sawant comme la figure initiatrice du débat politique.

En octobre 2014, nous l’avions rencontrée dans son bureau du City Hall de Seattle. Elle disait : «C’est un point de départ. D’abord, c’est une ouverture pour une gauche réelle qui ne veut plus se laisser prendre au piège du moindre des deux maux, avec les démocrates. Ensuite, le débat sur les 15 dollars nous a permis de changer la nature du débat politique dans cette ville où les élus, tous démocrates, étaient sensibles aux arguments du monde des affaires.» Les 15 dollars dans la poche des salariés, elle s’attaque désormais à une autre montagne des politiques publiques : le contrôle des loyers dans une ville où ils ont explosé. À quoi cela sert-il d’augmenter les salaires s’ils sont engloutis dans le coût du logement. Comme l’écrit le New York Times, dans un article qu’il lui consacre : «Les gens sont habitués au fait que les “libéraux” (aux États-Unis, les gens les plus à gauche – NDLR) gèrent les choses par ici, mais personne n’a compté sur Kshama Sawant qui a pris les “libéraux” sur leur gauche – tout droit vers le socialisme.»

Après Seattle, Los Angeles and co…  Seattle a ouvert la voie. 
San Francisco a suivi, 
après un vote massif des habitants (75 % de oui). 
Puis le phénomène a poursuivi sa descente 
de la côte Ouest, direction Los Angeles. Le maire 
Eric Garcetti avait pour projet de porter le salaire minimum à 13 dollars. Sa majorité 
l’a obligé à « monter » jusqu’à 15 dollars. Dans 
un contexte marqué depuis dix ans par l’explosion des inégalités, la lutte pour un Smic à 15 dollars est devenue le combat progressiste du moment. « Nous offrons ainsi une alternative à la “théorie de l’offre” », estime David Rolf, responsable du local 775 
du syndicat SEIU, en pointe dans la lutte à Seattle.

Par Christophe Deroubaix

Lire sur le site L'Humanité (10/08/2015)