Industrie et climat : aux Pays-Bas, Shell contraint de s'aligner sur l'accord de Paris, la porte ouverte à d'autres procès ?
Responsables

Ils étaient 17.379. Plus de 17.000 citoyens à se constituer partie civile contre le géant pétrolier. Leur demande : que la marque au coquillage réduise drastiquement ses émissions de dioxyde de carbone (CO2), le principal gaz à effet de serre. L’affaire, dénommée 'le peuple contre Shell" a été lancée voici deux ans par le collectif Milieudefensie, la branche néerlandaise des "Amis de la Terre". Elle visait un laxisme écologique de la part de Shell, accusé de "destruction du climat". Les ONG -l’action était soutenue aussi par six organisations, dont Greenpeace ou ActionAid- demandaient à la justice néerlandaise d’ordonner à Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030, "conformément aux objectifs convenus dans l’accord de Paris sur le climat". Pour eux, c’est aussi aux multinationales de faire des efforts, et Shell produirait au niveau mondial dix fois plus de gaz à effet de serre que le Royaume batave. Aux géants pétroliers d’aussi entrer dans la danse d’une réduction drastique des émissions.

C’est chose faite : la Royal Dutch Shell (et ses 1100 filiales situées dans 70 pays) " contribue aux conséquences désastreuses du changement climatique pour la population" a déclaré la juge néerlandaise. Le big boss anglo-néerlandais de l’or noir a donc maintenant une "obligation de résultat" et devra expliquer comment y parvenir. "Les multinationales peuvent être tenues pour responsables de la crise climatique " affirme-t-on clairement chez Greenpeace.

    Les multinationales peuvent être tenues pour responsables de la crise climatique

Il s’agit donc maintenant pour Shell de baisser de 45% les émissions de CO2 (par rapport au niveau de 2019) pour l’an 2030.

Verdict de la juge Larisa Alwin :

Larisa Alwin, juge au tribunal de La Haye, aux Pays-Bas : "Le tribunal ordonne à RDS (Royal Dutch Shell), via sa politique de précaution du groupe Shell, de réduire sa production de CO2 et celle de ses fournisseurs et acheteurs d’ici à la fin de 2030 d’un pourcentage net de 45% par rapport aux niveaux de 2019".

Réactions à la sortie du tribunal :

Traduction de Donald Pols, directeur de "Milieudefensie" : "C’est un jour historique. C’est la première fois dans l’histoire que le juge a décidé qu’un grand pollueur, Royal Dutch Shell, devait cesser de provoquer un changement climatique dangereux. Cette décision aura un impact énorme, non seulement sur Shell elle-même, mais aussi sur les principaux pollueurs aux Pays-Bas et dans le monde."
Traduction de Roger Cox, avocat de Milieudefensie : "C’est donc la première fois qu’une grande entreprise multinationale reçoit l’ordre de réduire ses émissions au niveau international, donc dans l’ensemble du groupe dans 80 pays. Les émissions de Shell sont beaucoup plus importantes que celles de la société néerlandaise, donc cela compte vraiment."

Objectif : accords de Paris

Le but demandé est donc bien supérieur à celui annoncé par Shell. La multinationale – au chiffre d’affaires stratosphérique de 382,97 milliards de dollars en 2019- avait annoncé en février réduire son intensité carbone nette de 20% d’ici 2030 (par rapport aux chiffres de 2016) et entièrement neutre d’ici 2050. Shell estime, par ailleurs, qu’il n’y a pas de base légale pour les revendications des ONG. Elle va donc faire appel du jugement.

    Cette décision aura un impact énorme, non seulement sur Shell elle-même, mais aussi sur les principaux pollueurs aux Pays-Bas et dans le monde

Néanmoins, du côté du géant anglo-néerlandais, second groupe dans le secteur pétrolier en termes de chiffre d’affaires en 2019 (après le chinois Sinopec), on se dit conscient de l’enjeu environnemental. "Nous sommes convaincus que Shell fera preuve de résilience face aux changements prévus du système énergétique et comment notre stratégie devrait nous permettre de prospérer dans le cadre de la transition énergétique mondiale vers une énergie à plus faible empreinte de carbone" déclare-t-on sur le site internet de l’entreprise. Force est de constater qu’à l’été 2020, selon un rapport, le groupe était, tout comme le français Total, encore loin d’être à la hauteur des espérances, en dépensant encore environ 90% de leurs investissements dans l’énergie fossile.

    Si nous voulons être en paix avec la nature, il nous faut chasser le carbone de notre modèle économique

Economie décarbonée

L’Europe, elle, s’est engagée à réduire ses gaz à effets de serre de 55% pour 2030 (selon les chiffres de 1990 des émissions de 1990), et à arriver à une neutralité carbone en 2050. "Si nous voulons être en paix avec la nature, il nous faut chasser le carbone de notre modèle économique", déclarait ainsi Charles Michel, le président du Conseil européen, le 22 avril dernier.

La politique de l’Union veut donc mettre le turbo sur les énergies renouvelables. D’autres contrées du monde, comme les Etats-Unis, poussent également à une économie bien plus décarbonée.

Explications sur le dernier "sommet climat" dans notre JT du 21 avril

Mais l’objectif est encore loin d’être à portée de main, selon le spécialiste français Marc-Antoine Eyl-Mazzega, interrogé par nos soins en février dernier :"aucune des politiques mises en œuvre dans les différents Etats membres n’est en mesure de nous mener de façon efficace vers la neutralité carbone en 2050. Parce qu’il faut une transformation extraordinaire, qui ne requiert pas seulement de décarboner la production d’électricité, en fermant des centrales à charbon pour les remplacer par des éoliennes par exemple. Non, l’enjeu est bien plus large, il faut aussi décarboner les transports, l’industrie, l’agriculture."

    Il faut aussi décarboner les transports, l’industrie, l’agriculture

Il est donc nécessaire de compter aussi sur le secteur industriel. Et celui de l’industrie pétrolière, de surcroît.

"Les énergies fossiles représentent encore 85% de l’énergie consommée dans le monde, subventionnées à hauteur de 500 milliards de dollars chaque année, selon l’OCDE" expliquait à l’AFP Gernot Wagner, économiste du climat à la New York University, en mars dernier. Il s’agit donc de pousser sur l’accélérateur.

Sujet JT du 20 février 2020 sur une industrie pétrolière qui booste l’écologie, en Norvège
Responsabilité des pétroliers


Chez Shell, lors d’une assemblée générale d’actionnaires du 18 mai, comme le rapporte le Monde, ce recours en justice avait été jugé "décevant" par la multinationale. Les procès n’aideraient pas forcément à relever le défi climatique posé aux industries a-t-on aussi pu entendre. Le groupe au logo en forme de coquille Saint-Jacques a cependant argué que le changement climatique devait amener à des changements nécessaires et argué qu’il avait déjà resserré ses ambitions.

Si les actionnaires mêmes semblent conscients de l’enjeu environnemental, de même que ceux d’un autre géant pétrolier, Exxon, qui ont poussé lors de son assemblée générale d’hier à une accélération de la transition énergétique, d’autres arguent que c’est aux gouvernements à agir. Car les entreprises privées ne sont pas signataires de l’accord de Paris sur le climat. Ce dernier a été signé entre pays.

Un non-sens ?

Pour le professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB, Samuele Furfari, interviewé par Le Vif/L’Express, la justice "se trompe de cible". "Aucune industrie ne produit du CO2 pour son plaisir ou par envie. Le CO2, c’est le pot d’échappement de la vie, le vecteur du vivant" réagit le spécialiste. "Cela fait cinquante ans que le monde industriel se bat pour réduire ses coûts de production et donc sa consommation d’énergie, qu’il lutte drastiquement contre les émissions de CO2 en recherchant davantage d’efficacité énergétique. Les sociétés agissent de la sorte pour rester concurrentielles, pour les intérêts de leurs actionnaires et non pour la cause du climat". Il explique aussi que c’est le consommateur d’énergie carbonée qui doit être mis en cause, non pas celui qui produit l’énergie. Les difficultés pour le secteur pétrolier occidental vont être grandissantes, ce qui va nuire fortement à notre économie, sans avoir d’impact sur le climat. "L’efficacité en matière environnementale ou industrielle n’y gagnera rien, il y aura juste destruction de valeur pour les actionnaires" s’inquiète Samuele Furfari.

Mais la Cour de la Haye a rendu l’argument non valable, en stipulant que sans la coopération de l’industrie, les objectifs ne peuvent être atteints. Et que Shell a donc une responsabilité.
Conscientisation

Roger Cox, l’avocat néerlandais qui a gagné la bataille contre le géant pétrolier, explique qu’il a argumenté notamment en se basant sur le "jugement de la trappe de sous-sol". Ce jugement, vieux de plusieurs siècles, avait condamné un patron de café d’Amsterdam alors qu’un individu était tombé dans une trappe laissée ouverte vers la cave. Le tribunal avait conclu que même si aucune loi n’existait sur la fermeture des trappes, "il est évident que vous ne pouvez pas créer un danger pour les autres, même s’il n’existe aucune règle précise en la matière" explique l’avocat dans une remarquable interview donnée au journal l’Echo. Tout ne peut donc pas être prévu dans la loi et on estime donc entreprises pétrolières sont maintenant bien au courant des processus qui mènent au changement climatique. Et que leurs activités, à l’instar de la trappe du cafetier, "mettent en danger la vie des autres". "Nous avons montré à travers ce jugement que le pouvoir politique et économique de ces entreprises était réel" souligne Roger Cox.

    Nous avons montré à travers ce jugement que le pouvoir politique et économique de ces entreprises était réel

D’autres procès par le passé avaient échoué, comme en Norvège, contre l’exploration pétrolière, en 2018. Ou encore le procès contre ExxonMobil, intenté en 2019 par l’Etat de New-York.

Mais ce procès de Shell aux Pays-Bas pourrait donc bien s’avérer être un tournant dans le domaine de la justice climatique…

Changer de cap

Du côté de Greenpeace, on crie "victoire". "Shell doit maintenant changer radicalement de cap et réduire ses émissions de CO2 pour s’aligner avec un objectif de réchauffement maximal de 1,5 degré" a déclaré l’ONG environnementale.

Mais comment ? Dans les cartons du géant, il y a pour le moment toujours le gaz naturel, car celui-ci "produit moitié moins de CO2 et seulement un dixième des polluants atmosphériques que le charbon génère". On parle aussi de captage et de stockage de CO2, et d’innovations pour des carburants (y compris des biocarburants) plus efficaces et moins dispendieux en polluants.

Pression sur les Etats

Chez Greenpeace, on rappelle qu’en Belgique aussi, la justice se penche sur la crise climatique. Et ce dans le cadre de l’Aff, aire climat. Plus de 65.000 citoyens ont poursuivi nos autorités en justice pour leur inaction en matière de climat. Le verdict est attendu au plus tard début juillet.

Dans l’Hexagone aussi les lignes ont bougé. Début février dernier, l’Etat français a été condamné pour "inaction climatique". Quatre ONG l’avaient mis sur le banc des accusés et le tribunal administratif de Paris a tranché. Il y a bien eu une faute pour ne pas avoir tenu ses engagements en matière de réduction de gaz à effet de serre dans le passé, comme le rapporte France Inter. La condamnation marque "une avancée majeure du droit français" pour les requérants de ce qu’ils ont appelé "l’Affaire du siècle".

Précédent

Selon le CNDC, il y aurait pour le moment environ 1300 procès similaires en cours dans le monde. Et on peut s’attendre à ce que de nombreux jugements identiques suivent. Aux Pays-Bas, un jugement, demandé par l’ONG Urganda avait fait beaucoup de bruit. Fin décembre 2019, l’Etat a été poussé à en faire davantage sur la question climatique. La condamnation de l’Etat a enclenché un processus de rehaussement des ambitions au niveau national, analyse le CNCD (centre national de coopération au développement). Le jugement d’hier dans le procès Shell s’est d’ailleurs référé à cette affaire.

L’association "les Amis de la Terre France" (la même que la Batave, donc) a déclaré par la voix sa porte-parole dans Libération que ce jugement "est une nouvelle brèche contre l’impunité des multinationales. Nous espérons que cette affaire pourra servir de précédent juridique à d’autres actions en justice, notamment celle contre Total en France".

Le Conseil constitutionnel français a lui reconnu fin janvier 2020 que "la protection de l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle " qui peut justifier des " atteintes à la liberté d’entreprendre " comme le souligne Le Monde.fr

Signal fort

Le jugement à la Haye est dans tous les cas un signal fort pour les entreprises, notamment pétrolières. Elles doivent à présent davantage s’engager dans des solutions décarbonées. La pression de groupes de citoyens, dont "la prise de conscience est réelle" risque d’être de plus en plus forte aussi sur le secteur privé, dont font partie ces multinationales.

Nos confrères de l’Echo ont interviewé l’avocat Roger Cox, celui qui a mené à bien l’action contre Shell à La Haye. Pour lui, cette décision de la justice est véritablement un basculement dans la lutte contre le changement climatique : "Cette affaire devrait faire comprendre aux administrateurs du monde entier, mais aussi aux investisseurs, au monde politique et à la société civile, qu’ il devient trop risqué d’investir dans le pétrole et le gaz" explique l’avocat néerlandais.

Après 15 ans d’un travail laborieux, Roger Cox, enthousiaste, estime que ce jugement devrait faire effet boule de neige dans le monde entier, et entraîner des procès similaires. "Même les Chinois et les Russes, qui sont indépendants des banques et des entreprises occidentales, n’échapperont pas à cette dynamique" pense-t-il.
Dans d’autres domaines énergivores, comme celui de la cimenterie, des initiatives sont prises (sujet JT du 30 avril)

Gageons que les différents Etats, poussés, de gré ou de force, par les actions citoyennes qui se multiplient en rue ou devant les tribunaux, seront de plus en plus contraints de forcer aussi la main aux grandes entreprises pour limiter drastiquement leurs émissions et trouver des solutions.

Par Kevin Dero (publié le 27/05/2021)
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