Depuis plus de trois semaines les Brésilien-ne-s jouent un match décisif pour obtenir des avancées sociales dans plusieurs domaines (transport publics, soins médicaux, éducation de qualité, etc.)
À la surprise générale, c’est la Coupe du Monde de football de 2014 et les Jeux Olympiques de Rio de 2016 qui ont fait déborder le vase. La Coupe du Monde prévue au Brésil du 12 juin au 13 juillet 2014 nécessite des travaux astronomiques. Le tournoi se déroulera dans 12 villes, donc 12 stades, dont 5 doivent être construits, et à cela s’ajoutent d’autres infrastructures : routes, hôtels, aéroports, etc. De Manaus, au Nord, jusqu’à Porto Alegre, au Sud, le Brésil s’est lancé dans des travaux de grande ampleur, dont le budget est estimé à 15 milliards d’euros pour la Coupe du Monde et 14 milliards d’euros pour les Jeux Olympiques. Comme toujours, il est à prévoir que ces budgets seront largement dépassés.
Face au gouvernement et sa police très combative, les manifestant-e-s ont cependant réussi à s’imposer 2 buts à 0. Ils sont maintenant assurés de disputer les prochaines étapes de ce grand mouvement social. Dès les premières minutes de la rencontre, il apparaissait clairement que le slogan officiel du Mondial « Tous au même rythme » était au cœur des revendications.
« Tous au même rythme »
Le mouvement qui est né ressemble, avec ses particularités, à ceux des Indigné-e-s, d’Occupy, de la place Taksim ou de la place Tahrir. Il montre que derrière les indicateurs économiques de façade les peuples aspirent à autre chose. Crise, austérité, croissance économique ou développement, tous ces concepts clés que le système et ses garants ont voulu faire avaler à tout prix sont décriés et n’inspirent plus confiance. Que ce soit la crise ou la sacro-sainte croissance, le discours des gouvernements est le même : il faut se sacrifier et se serrer la ceinture. Ce qui revient au Brésil, c’est la notion de justice. Elle s’oppose à la corruption, et un système basé sur la propriété privée, sur la recherche du profit et sur l’accumulation.
Les Brésilien-ne-s sont écœuré-e-s par le mondial de football et ses dépenses. Selon une enquête d’opinion de l’institut Ibope publié samedi par la revue Epoca, 75 % des personnes interrogées disent soutenir les manifestant-e-s. Près de la moitié (47%) rejettent une classe politique jugée corrompue.
Cachez cette misère que le supporter ne saurait voir...
Les commentateurs aiment dire que la colère est née de l’inflation. Les prix des produits de base comme ceux des loyers ont flambé (90 % pour les tomates par exemple et 120 % en moyenne pour les loyers depuis 2008). Ils insistent également sur les différents progrès sociaux qu’a connus le Brésil ces dernières années en matière d’éducation, de santé, d’emploi... Tout semblait selon eux au beau fixe, avec certes quelques ombres au tableau, des inégalités toujours criantes, une certaine ségrégation sociale entre les favelas et les buildings, une corruption institutionnalisée... mais bon rien de grave, alors pourquoi tant de colère ?
Le Brésil et la Coupe du Monde de football, qui pouvait rêver mieux... Le Mondial le plus cher jamais organisé. Le projet idéal pour investir des milliards dans les infrastructures, pour changer le visage des quartiers populaires et faire déguerpir les plus démuni-e-s. Pour le faste, « des personnes ont été expulsées de force de chez elles en raison des travaux liés à la Coupe et aux Jeux, et pour quel résultat ? Elles habitent désormais à plus de deux heures de trajet de leur travail » |1|. Pour le faste, des cours d’anglais sont donnés aux prostituées. Pour le faste, un « nettoyage » social est organisé. « Le Centre national de la défense des droits de l’Homme, soutenu par la Conférence épiscopale du Brésil, a lancé un cri d’alarme dans ce sens en interpellant le gouvernement. 195 vagabonds auraient été brûlés par des anonymes selon l’organisation » |2|. Alors que le Brésil compte 1,8 million de personnes sans domicile fixe, aucune politique sociale n’a été mise en oeuvre pour leur venir en aide. Les villes sont le miroir de la « croissance » brésilienne. 80 % des Brésilien-ne-s sont des citadin-e-s et les quartiers populaires s’étendent coupés du reste de la cité. Pas d’assainissement, de transports et de logement pour les citoyen-ne-s de seconde classe. Pour le faste, des mégas travaux sont engagés : les deniers publics vont aux stades.
Le foot, c’est fric !
Les grands patrons des multinationales ne s’en cachent pas, business is business : la Coupe du Monde de football va leur rapporter gros. Sans complexe, plus que l’amour du sport, c’est l’amour de l’argent qui est en jeu. La FIFA par exemple a réalisé des bénéfices de 1,1 milliard de dollars lors du Mondial 2010 en Afrique du Sud. Droits télévisuels ou contrats de sponsoring rapportent gros. Pour multiplier les gains, la FIFA n’hésite pas à modifier toute loi qui ne serait pas à son avantage ou à celui des sponsors. On peut par exemple citer : la vente d’alcool dans les stades, interdite au Brésil, autorisée pendant la Coupe du Monde ; l’interdiction de pratiquer des tarifs préférentiels aux étudiants, aux handicapés, aux personnes à bas revenus et aux retraités ; la suspension de la Loi Pelé qui distribue 5 % des droits télévisuels aux associations sportives, etc. Belle souveraineté pour l’État et les communes brésiliennes et beau cynisme du secrétaire général de la FIFA , Jérôme Valcke qui a déclaré qu’un « moindre niveau démocratique est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. Quand on a un homme fort à la tête d’un État qui peut décider, c’est plus facile pour nous, les organisateurs. »
Dans la même veine, Adidas, le sponsor officiel, n’est pas en reste. Le chiffre d’affaires visé en 2014 dans le football est de 2 milliards d’euros. Quant aux manifestations, ce n’est apparemment pas un sujet qui mérite l’attention du patron allemand : « Les manifestations sont un sujet pour le gouvernement brésilien, qui doit remplir la promesse faite à la FIFA d’organiser la Coupe du Monde », et de prédire un dénouement de Schtroumpfs : « On a cette tendance de voir les grands événements utilisés pour des mouvements de protestations. Mais dès que la Coupe du Monde va démarrer, les gens seront heureux et les manifestations s’arrêteront » |3|.
Sauf que les gens ne pourront pas se payer une place au stade...
Justifier l’inutile est devenu une véritable culture... |4|
Le Brésil a déjà eu affaire aux fameux “éléphants blancs” lors des Jeux panaméricains de 2007 à Rio. Ici, tout semble indiquer que les infrastructures qui sont en cours de construction seront également obsolètes dès la fin de la coupe. Les exonérations accordées aux entrepreneurs par Brasília depuis 2011 leur permettent par exemple de gagner du temps et de négocier des contrats plus flexibles, échappant aux exigences des appels d’offres. Véritable magouille organisée, les grands projets inutiles et imposés sont, comme le souligne la Charte de Tunis |5|, « un des instruments qui garantissent des profits exorbitants aux grands groupes industriels et financiers, civils et militaires, désormais incapables d’obtenir des taux de profits élevés sur des marchés globaux saturés. La réalisation de ces projets inutiles, toujours à charge des budgets publics, produit une énorme dette, ne génère aucune reprise économique, concentre la richesse et appauvrit les sociétés ».
On peut par exemple citer l’endettement faramineux des pouvoirs publics grecs pour l’organisation des Jeux Olympiques en 2004. « En 1997 (...) les autorités d’Athènes et le Comité olympique international prévoyaient une dépense de 1,3 milliard de dollars. Quelques années plus tard, le coût avait été multiplié par quatre et s’élevait à 5,3 milliards de dollars. Juste après ces Jeux, le coût official avait atteint 14,2 milliards de dollars. Aujourd’hui, selon différentes sources, le coût réel dépasserait les 20 milliards de dollars |6|. ». La partie de la dette publique liée à ce type de projet est largement illégitime et ne doit pas être remboursée car elle n’a pas servi les intérêts des populations.
Notons que les promoteurs de ces grands projets inutiles et imposés trouvent toujours des arguments « types » pour promouvoir et vendre leurs projets, faire passer la pilule... Ici, on peut par exemple lire que 330 000 emplois fixes et 380 000 emplois temporaires seront créés. Mais ne soyons pas dupes, comme le souligne la Charte de Tunis, « la justification officielle de la réalisation de ces nouvelles infrastructures et équipements se fait systématiquement sur des hypothèses fausses d’évaluation coûts/bénéfices et de création d’emplois ».
Les grand-e-s gagnant-e-s de la Coupe du Monde ne seront peut-être pas ceux qu’on croit.
Alors que tout le monde s’attendait à ce que l’organisation de la Coupe du Monde au Brésil passe comme une lettre à la poste, les Brésilien-ne-s ont décidé de changer le rapport de force, et ouvrent le score 2 buts à 0.
Suite aux manifestations, Sao Paulo et Rio de Janeiro ont baissé les prix des transports en commun et Dilma Rousseff a reçu lundi 24 juin des responsables des collectifs qui participent aux manifestations. Elle a proposé l’organisation d’un référendum sur « l’élection d’une constituante chargée de faire une réforme politique ». La présidente a également annoncé que 19 milliards d’euros allaient être investis dans les transports... Si à ce stade, ce ne sont que des déclarations d’intentions faites à l’approche des élections présidentielles de 2014, le mouvement social a tout de même remporté cette victoire et doit rester mobilisé pour que les déclarations se traduisent en actes répondant à l’ensemble de leurs revendications.
Chaque nouvelle lutte contre les grands projets inutiles et imposés, que ce soit en France (Notre Dame des Landes), à Inga en RDC (barrages hydro-électriques), en Italie (TGV Turin-Lyon), en Turquie (projet de supermarché et mosquée sur un parc de la place Taksim) ou ailleurs est un pavé commun lancé contre le système capitaliste, qui au nom du profit de quelques-uns, bafoue les droits, exploite et appauvrit le plus grand nombre.
Les jeux ne sont pas faits. Les résistances locales et globales, et la réappropriation de l’espace public, tant physique que démocratique, sont en cours et gagnent du terrain. Publié le 26 juin par Pauline Imbach Lire l'article sur le site du CADTM