En Angleterre, ils sauvent leur village grâce à l’autogestion
Confrontés aux fermetures, les habitants d’un village anglais ont repris le centre social, la bibliothèque, l’épicerie et le pub. Faisant de Trawden le seul village autogéré de Grande-Bretagne.

En 2014, Trawden a bien failli devenir une cité-dortoir comme tant d’autres dans cette région verdoyante du nord-ouest de l’Angleterre. Commerces fermés, services publics supprimés, ce village de 2 500 âmes semblait voué au déclin avec la crise du textile [1]. La fermeture du centre social a eu l’effet d’un électrochoc. « Nous avons senti que c’était une ligne rouge. Il fallait réagir. Notre esprit communautaire n’y survivrait pas », raconte Steven Wilcock, figure locale du village qui a pris la tête de la fronde.

Les résidents de cette région, qui a vu naître l’écrivaine Charlotte Brontë, ont alors racheté au Comté le vieux bâtiment pour la somme symbolique de 1 Pound et ont retroussé leurs manches. Les travaux étaient considérables tant la bâtisse était vétuste. De chantiers collectifs en journées caritatives pour lever des fonds, les habitants ont mis deux ans au total pour mener à bien l’opération.

Aujourd’hui, le centre communautaire flambant neuf accueille de multiples activités : tai chi, yoga, gymnastique, réunions scouts… Géré par une équipe de bénévoles, il est autosuffisant grâce à la location de la salle des fêtes et du bar attenant pour des réunions familiales ou des évènements festifs, comme le salon de l’artisanat ou le festival de la bière. Les bénéfices permettent de financer les activités sociales : repas de l’amitié proposé chaque quinzaine aux aînés du village et autres activités conviviales.

Un enthousiasme communicatif

Dopés par cette première expérience d’autogestion, les résidents ont décidé d’ouvrir une boutique à la place de l’ancienne bibliothèque et du centre maternel, tous deux fermés depuis de nombreuses années. Mais la négociation avec les responsables du Comté de Lancashire s’est avérée plus rude que prévu. « Ils avaient des vues sur le terrain pour bâtir un lotissement de luxe et refusaient de nous le céder », déplore Steven Wilcock, dont la famille est installée ici depuis trois générations. Il a fallu deux années d’âpres pourparlers pour décrocher enfin un bail de location de 125 ans, à titre gracieux. Nouveau challenge pour réunir les 350 000 livres nécessaires à la rénovation. Une équipe de volontaires est partie à la chasse aux subventions, épaulée par la Fondation Plunkett, spécialisée dans le renouveau des villages ruraux.

« Les gens étaient assez sceptiques pour la boutique, car aucun commerce ne tient le coup dans les petits villages, se souvient Anna, l’une des épicières bénévoles. Pour survivre, il fallait inventer autre chose : un commerce avec une dimension éthique. » Vente en vrac, bouteilles consignées et produits exclusivement locaux — depuis les légumes bios, le pain, les incontournables « pies » fourrées, jusqu’à la viande, les laitages et la trentaine de bières artisanales —, la boutique a trouvé sa place dans le paysage local.

Derrière le comptoir, une équipe de 80 bénévoles se relaie par rotations de deux heures, 7 jours sur 7. Malgré les prix plus élevés qu’en ville, les clients sont assidus. « Les habitants soutiennent notre initiative, ils mesurent l’importance d’un commerce dans la vie du village. Ils ne veulent pas que Trawden devienne une cité-dortoir », insiste Anna. Les affaires marchent tellement bien que le magasin a pu embaucher un salarié pour coordonner les équipes et assurer les livraisons en van électrique.

« Beaucoup de clients viennent surtout pour discuter »

Adossée à la boutique, une bibliothèque flambant neuve arborant des panneaux solaires propose livres, DVD et presse du jour, autour de confortables canapés. Dans un coin, un comptoir aux couleurs de la Royal Mail accueille chaque lundi Mike Pace pour le règlement des pensions et l’affranchissement des colis. « Pour être honnête, beaucoup de clients viennent surtout pour discuter », confie le postier avec un large sourire.

Mais en 2021, nouveau coup dur pour le village : les propriétaires du Trawden Arms, dernier pub du village, ont annoncé leur départ à la retraite et la fermeture de l’établissement. « Voir le pub fermé avec toutes ses lumières éteintes était déjà triste. Imaginer qu’il ne rouvrirait pas était impensable », confie un habitué. Après une phase d’abattement, les habitants se sont ressaisis. Ils ont eu quatre mois pour réunir les 450 000 Livres nécessaires à l’achat. Une somme colossale.

Comme à chaque fois, les résidents ont fait appel aux bonnes volontés. Des spécialistes en communication, sites internet et business plan ont rejoint le comité de pilotage et se sont réunis chaque semaine sur Zoom. L’initiative a été relayée dans toute l’Angleterre et les fonds ont afflué. Loterie nationale, quotidien anglais local... chacun a apporté son obole. Les habitants ont aussi mis la main à la poche : 460 d’entre eux ont investi dans l’opération. Quatre jours avant l’échéance, la somme a été réunie. « C’est incroyable l’engouement qu’a suscité cette opération », s’étonne encore Steven Wilcock. Près de 6 000 pubs ont fermé en 2020 pendant l’épidémie de Covid.

Tricoter en buvant une bière

Devenus copropriétaires de leur pub, les habitants ont recruté un couple de gérants, Jo et Adam, chargé de faire vivre le lieu et de l’ouvrir à tous les publics. Soirées tricot, jeux de société, concerts de musique traditionnelle, soirées quiz ; le vieux pub victorien est devenu le centre de la vie sociale du village, avec petite restauration et après-midis réservés aux familles. Depuis peu, il propose même quatre chambres d’hôtes aux marcheurs venus arpenter la chaîne des Pennines.

Ce soir, le pub accueille le club des tricoteuses, initié par Leslie. Chacune et chacun arrive avec son ouvrage et tricote en savourant une bière. L’occasion de tisser des liens amicaux dans une atmosphère chaleureuse. Dans la salle voisine, des musiciens amateurs ont apporté leur instrument pour jouer des morceaux de folk écossais, autour d’un feu de bois.

Avec un peu d’audace et beaucoup d’obstination, les habitants de Trawden ont réussi à sauver l’atmosphère particulière de leur village. Grâce à une armée de volontaires qui entretiennent les sentiers et les jardinières, font tourner boutiques et bibliothèque, animent le centre communautaire, ils cultivent un vivre ensemble précieux, fait d’engagement social et de convivialité. Le modèle fait rêver et les visiteurs viennent de tout le pays rencontrer ces pionniers de l’autogestion dans l’espoir d’appliquer les mêmes recettes chez eux. Mais l’expérience est-elle reproductible ? Sans doute. Les pubs communautaires se sont multipliés ces dernières années. On en dénombre aujourd’hui 130 dans le pays.

La reprise en main par les habitants de tous les équipements du village est plus rare. À Trawden, elle s’appuie sur une longue tradition d’entraide. La première souscription publique remonte à 1880. Lancée par le directeur de l’école, elle visait à créer un moulin communautaire. « Nous habitons dans un coin perdu, presque coupé du monde, à l’extrême limite du Comté. Depuis toujours, nous sommes habitués à nous débrouiller seuls », résume une résidente. Largement relayée par les médias, leur aventure coopérative a fait renaître l’espoir dans les campagnes anglaises.

Par Florence Quille (publié le 22/11/2022)
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