En Andalousie, l’agriculture régénérative s’épanouit sur des sols asséchés
Dans le sud-est de l’Espagne, menacé par la désertification, une association expérimente des techniques agricoles qui respectent les sols et économisent l’eau.

Plateaux de Guadix (Espagne), reportage

Une douce odeur de sous-bois s’échappe de la terre humide. Arantza vient d’ouvrir une petite entaille dans le sol couvert de verdure, au pied d’un amandier. « Une terre qui ne sent rien, c’est une terre sans vie », dit-elle en portant une poignée d’herbe à son nez. La pluie de la veille a soulagé la nature qui étouffe sous la sécheresse qui frappe l’Espagne depuis plusieurs mois. Mais elle est bien rare ici.

Nous sommes sur les plateaux de Guadix, à un jet de pierre de la province d’Almería, dans le sud de l’Espagne. Un fragment de la zone où il pleut le moins sur le pays. C’est ici que l’association AlVelAl travaille à déclencher une transition des producteurs locaux vers l’agriculture régénérative, pour soigner la terre. L’initiative a été citée en exemple de bonne pratique par les Nations Unies, dans son dernier rapport sur la désertification dans le monde [1]. Cela passe par, bien sûr, une agriculture bio ainsi que par une couverture des sols, des plantations diversifiées, un mix entre culture et élevage...

Dans ce paysage vallonné aux pentes pelées s’étend l’une des plus amples surfaces d’amandiers du monde. L’arbre supporte particulièrement bien les rudes conditions de la région. Mais le changement climatique et un mauvais usage des sols — trop de labour, de monocultures et trop peu de place laissée à la biodiversité — menacent de faire définitivement basculer la région dans une aridité intenable. Les trois quarts du territoire espagnol sont à risque de désertification, et c’est l’un des plus menacés.

L’agriculture régénérative « récolte l’eau »

La parcelle que parcourt Arantza Llarduya dénote dans le paysage local. Autour, les routes sont bordées d’amanderaies où les arbres sont plantés en batterie sur une terre nue, striée par les labours effectués dans le sens de la pente. Technicienne pour l’association, Arantza est chargée d’effectuer des prélèvements, mesures et observations sur ce terrain expérimental. Ce lundi 22 mai, elle marche sur un tapis d’herbes courtes, parsemées de petites fleurs en cloches violettes et de gousses en tous genres. Il s’agit d’un mélange de légumineuses minutieusement élaboré dont chaque espèce a été sélectionnée pour ses propriétés spécifiques. Elles fertilisent la terre, protègent les sols de l’érosion et les rendent plus perméables. « Les légumineuses absorbent l’azote dans l’air et le stockent entre leurs racines. Cet azote nourrit la terre, donc les amandiers. » L’idée de l’agriculture régénérative est de « récolter l’eau », comme le disent ses adeptes.

Mais il faut contrôler la couverture végétale de près. Maîtriser sa croissance, pour qu’elle ne consomme pas trop d’eau ou autres nutriments dont les amandiers ont besoin. Et savoir à quel moment la couper pour qu’elle laisse les réserves d’azote dans la terre pour les amandiers.

Quelques fines gouttes commencent à tomber du ciel. « Pour retenir l’eau, on laboure contre le sens de la pente. Sinon, elle coule en suivant les stries le long de la côte. Mais on laboure le moins possible : un sol végétalisé absorbe jusqu’à deux fois plus vite qu’une terre nue », détaille Arantza en indiquant la parcelle du voisin.

Des pluies torrentielles s’abattent sur cette partie du pays, ce lundi 22 mai. C’est rare, ici. Mais quand la pluie tombe, c’est souvent de façon intense. Une tendance renforcée par le changement climatique. Certains points de la province d’Almería ont vu se déverser des quantités jamais enregistrées en mai depuis au moins un siècle ce jour-là.

Les pluies « emportent la couche superficielle » des sols à nu

De grandes flaques se forment dans les parcelles à nu. L’eau coule vers le bas des pentes, puis ruisselle avec force sur la route, en contrebas, emportant avec elle un peu de la terre rouge qui couvre le terrain. C’est l’un des plus gros problèmes de la région. « Elle emporte la couche superficielle du sol. C’est là que se trouve toute la vie, c’est la couche la plus fertile. Peu à peu, le sol se minéralise », explique Miguel Ángel Gómez, ingénieur agronome, chercheur, et responsable de l’agriculture régénérative pour l’association AlVelAl.

« C’est pas un temps pour se promener ça », lance le père d’Antonio avec un épais accent de Grenade en passant la tête hors du hangar où il s’abrite. Antonio Peña se dirige vers deux petits terrains où poussent de petits amandiers et oliviers, en compagnie de Laura Nuñez, chargée du suivi et de l’évaluation des producteurs membres d’AlVelAl. « Mon père a 75 ans, il a été agriculteur toute sa vie. Il a fallu le convaincre. Pour ceux de sa génération, un terrain avec de l’herbe dessus, c’est un terrain qui n’est pas propre », sourit Antonio. Lui a un profil différent. Il a été entrepreneur dans sa vie précédente, douze ans loin de sa toute petite ville natale, Baza. Il est revenu en 2017, et a repris l’exploitation familiale avec l’idée de la moderniser. « J’ai découvert AlVelAl un peu par hasard, en suivant un cours pour les jeunes agriculteurs qui était donné par une prof membre de l’équipe de l’asso. Elle m’a parlé du projet, j’ai assisté à quelques conférences… »

Le voilà convaincu. Pour des raisons éthiques, mais aussi très pratiques. « C’est l’avenir de l’agriculture. D’abord, en raison des aides, par exemple celle de la nouvelle PAC [politique agricole commune], qui incite à l’écologie. C’est intéressant niveau productivité aussi. Et puis, il faut bien changer les choses. » Laura est venue lui faire passer l’entretien bisannuel qui permet d’évaluer l’évolution de ses pratiques. Agrémenté d’une série de tests et d’analyse de ses sols, il devrait lui garantir la certification « agriculture régénérative » d’AlVelAl, l’an prochain. Elle lui ouvrira les portes du club sélect des producteurs de la marque Almendrehesa, adossé à l’association.

« Nous, nous menons la bataille commerciale. Celle qui est nécessaire pour obtenir la durabilité réelle de ce modèle, en offrant un juste prix aux producteurs », dit Pablo García, gérant de l’entreprise Almendrehesa. Sans rentabilité, il n’y a pas de durabilité. « Nous ne vendons que les produits des agriculteurs certifiés régénératifs, selon un critère environnemental et un critère social [traitement digne des travailleurs]. Nous visons des clients prêts à payer plus cher pour tout ce que nous faisons. Nous devons être irréprochables sur la qualité. »

L’association AlVelAl0 tente d’enclencher une transition locale vers le régénératif, avec une approche de la durabilité à 360°. C’est la philosophie des « quatre retours ». Le « retour de la terre », à travers la récupération de ces terrains abîmés. Le « retour économique », grâce à une activité viable pour ceux qui la pratiquent. Le « retour social », via un tissu économique et social qui fixe les populations sur ces territoires qui se dépeuplent car les jeunes le fuient en quête d’un avenir. Et le « retour de l’inspiration ».

Ce quatrième pilier, le moins tangible, et aussi celui qu’AlVelAl pose en premier dans ses vidéos promotionnelles. Et à travers des initiatives telles que la fête annuelle de la « fierté rurale ». Le but est que « les gens apprécient à leur juste valeur l’agriculteur, l’éleveur, le savoir dont ils sont détenteurs, leur fonction sociale et dans l’écosystème. Pour que les habitants eux-mêmes cessent de dire “je vais quitter le village pour aller vivre dans une grande ville” », explique Laura Nuñez, qui est aussi membre du comité organisateur de l’événement.

Peut-être parce que « le premier obstacle au développement de cette pratique, c’est la mentalité des agriculteurs », selon Miguel Ángel Gómez. AlVelAl accompagne ceux qui veulent sauter le pas, propose une « banque d’engins » à ceux qui ne peuvent pas investir, des cours sur les techniques régénératives, organise des visites touristiques dans les communes et sur les exploitations… mais son effort le plus intense est celui de les convaincre. « La meilleure façon de le faire, c’est qu’ils voient les résultats sur une exploitation. Et nous espérons servir de phare, pour inspirer d’autres zones dans le monde, et les inciter à entreprendre des projets similaires ».

Par Alban Elkaïm (publié le 27/05/2023)
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