En Allemagne, la viande s’efface des cantines sans protestations
La consommation de viande en Allemagne est en forte baisse depuis dix ans. 12 % des Allemands, six fois plus qu’en France, sont végétariens ou véganes ; et même un tiers des 14-29 ans. Un progrès notamment dû à la généralisation des repas végétariens dans les cantines scolaires.

Berlin (Allemagne), correspondance

« Ce midi, ce sera salade de millet aux légumes et feta, puis pommes de terre au four » : il est 10 h 30, l’heure à laquelle Daniel Preslow, chef cuisinier du traiteur Nestwärmeplus, lance la livraison des repas. Son équipe prépare chaque matin 400 portions entièrement végétariennes pour les jardins d’enfants du Ritterkiez, un quartier central de Berlin. Tout est fait maison : mijoté de légumes d’hiver avec du riz, Strudel de pommes de terre au chou braisé… « Vendredi, ce sera pizza aux champignons, à base de farine complète, précise le cuisinier. Ils adorent ! »

Pour l’apport en protéines, Daniel Preslow inclut davantage de légumineuses et de céréales complètes. Le poisson, issu de la pêche durable, est au menu une fois par semaine. « L’argent que nous ne dépensons pas pour la viande nous permet d’acheter des matières premières de meilleure qualité, des produits régionaux », souligne-t-il.

Dès sa création il y a neuf ans, Nestwärmeplus s’est spécialisé en cuisine végétarienne. « On pourrait faire de la viande mais les demandes sont rares », explique Daniel Preslow. « D’une part, il y a de nombreuses familles végétariennes, par conviction, complète le directeur de l’entreprise, Joachim Dörrfeld. D’autre part, il y a celles qui, pour des raisons religieuses, préfèrent éviter la viande en collectivité. »

Le positionnement de Nestwärmeplus n’a rien d’une initiative isolée. Dans la quasi-totalité des jardins d’enfants de Berlin, qui accueillent les enfants de 1 à 6 ans, la viande a été réduite à la portion congrue. Les cantines suivent les recommandations de la Société allemande pour l’alimentation (DGE), une instance scientifique indépendante : les produits carnés ne doivent y être proposés, au maximum, qu’une seule fois par semaine. Libre à chaque établissement de s’en passer complètement. Les protéines végétales doivent être privilégiées, car elles sont aussi riches en fibres. Un rééquilibrage que justifie la DGE pour des raisons sanitaires et climatiques : la viande, notamment rouge, a une empreinte climatique bien plus élevée ; consommée en trop grande quantité, elle augmente le risque de surcharge pondérale, de maladies cardio-vasculaires et de cancers.

Révolution au pays de la saucisse

Des arguments pris au sérieux dès 2006 à Berlin, bastion de la gauche et de l’écologie allemande. Sous la pression de parents d’élèves révoltés par des repas peu équilibrés, la municipalité a d’abord incité les traiteurs, généralement privés, à suivre les règles de la DGE. Puis, en 2013, Berlin les a rendus obligatoires en primaire. Cette année, ce sera au tour des collèges et des lycées.

Un tournant qui n’a rien d’évident, dans un pays réputé pour ses 1 500 variétés de saucisses, les fameuses Wurst. Dans les écoles de cuisine, les futurs chefs apprennent la cuisine traditionnelle : rôtis de porc, escalopes panées de veau ou fricassées de poulet… Légumes et céréales sont traditionnellement considérés comme un simple accompagnement. La ville de Berlin oblige désormais les traiteurs à suivre une formation spécifique.

« Il ne s’agit pas de juste enlever la viande mais de proposer de vrais plats complets », explique Alexandra Renner-Roman, directrice de Greens Unlimited. Sa société produit 14 000 repas par jour depuis trente ans. « Il a fallu en partie se réinventer, varier les recettes, rendre les plats végétariens plus appétissants. Dans les collèges et lycées, on met en place un système de buffet libre-service comme à l’université : ça fonctionne bien. » Les écoliers sont associés à la préparation des menus, des « repas-tests » sont organisés. La moitié des aliments sont issus de l’agriculture biologique.

Du côté des parents d’élèves, pas de fronde. Au jardin d’enfants, la cantine coûte 23 euros par mois ; elle est devenue gratuite en primaire — ce qui a sans doute contribué à l’acceptation de ces repas plus équilibrés. « Ça a été plus difficile dans l’ex-Berlin-Est, plus conservateur sur ces questions, se souvient l’experte en nutrition Sabine Schulz-Greve, qui conseille les autorités. Mais aujourd’hui, c’est fini. L’important, c’est de communiquer sans diviser. Il ne faut pas que les gens se sentent agressés dans leur culture gastronomique, qu’ils aient le sentiment qu’on leur enlève quelque chose ou qu’on les pointe du doigt parce qu’ils se comportent mal. »

Père de deux enfants de 11 et 14 ans, Carsten Rudolph cuisine moins de viande à la maison. « Mes enfants ont envie d’essayer de nouveaux plats, raconte-t-il. Mon fils a découvert le chou-fleur gratiné à l’école, il a demandé qu’on en fasse aussi. » Ce Berlinois a connu les cantines avant la réforme, et goûte la différence. Les repas sont « plus équilibrés, plus sains, plus variés », juge-t-il. « C’est important que l’école participe à l’éducation des enfants en matière d’alimentation. »

Un tiers de jeunes allemands végétariens

L’Allemagne reste le premier producteur de porc d’Europe, le deuxième pour le bœuf et la volaille. Mais après une multiplication de scandales dans les élevages et les abattoirs, les voix du lobby de la viande portent moins. Les campagnes nationales de prévention sur la surconsommation de viande semblent aussi avoir porté leurs fruits. 12 % des Allemands, six fois plus qu’en France, sont végétariens ou véganes. Un tiers des jeunes Allemands de 14 à 29 ans se déclarent végétariens, voire véganes, selon l’institut de sondages Allensbach.

Les cantines scolaires sont à la fois le moteur et le reflet d’un changement profond de la société allemande. Réduire la viande au profit d’une alimentation végétale est perçu comme un enjeu de justice sociale. « Le problème, ce n’est pas la viande. Dans de nombreuses familles, on n’achète pas de légumes », témoigne Stefan van Elsäcker, directeur adjoint de l’école primaire Köllnische Heide, dans un quartier défavorisé de Berlin. Ici, plus de 80 % des familles dépendent des aides sociales. « À la place, les parents prennent des plats industriels, des pizzas congelées, de la viande de discounter. Il est d’autant plus important que les besoins nutritionnels des enfants soient couverts à l’école. »

    « C’est bien, on tue moins d’animaux »

Dans cet établissement, qui accueille les enfants de 6 à 13 ans, 200 sont inscrits comme 100 % végétariens, 450 mangent de la viande — au maximum deux fois par semaine, selon les règles de la DGE pour leur classe d’âge. Dans la cantine à l’heure du déjeuner, personne ne les remet en cause. « On goûte des choses nouvelles », témoigne Zaynab, 11 ans. À sa gauche, Nadine considère que « c’est bien, on tue moins d’animaux ». Dans la famille de Feysi, 11 ans aussi, « on mange de la viande presque tous les jours ». Son plat préféré ? « L’escalope panée, répond le jeune garçon sans hésiter. Mais la soupe aux nouilles, c’est très bon aussi. » En 2024, la viande ne sera plus qu’une seule fois par semaine au menu, comme dans les jardins d’enfants.

D’un point de vue sanitaire, il y a urgence à rééquilibrer les assiettes : en 2017, la majorité des 6-17 ans consommait moins de la moitié de la quantité recommandée de légumes par jour, selon l’institut de veille sanitaire Robert Koch. À l’inverse, la majorité d’entre eux surconsommait de la viande, en particulier les garçons : 1,5 fois la quantité recommandée. 16 % des enfants allemands sont en surpoids ou obèses, un chiffre qui monte à 25 % chez les classes populaires.

Après Berlin la pionnière, quatre autres Länder allemands sont passés au régime recommandé par les scientifiques : Hambourg, Brême, la Sarre et la Thuringe. Ailleurs, de nombreuses communes s’y mettent d’elles-mêmes, sous la pression des parents d’élèves ou pour tenir leurs engagements climatiques. Le nouveau ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Cem Özdemir, entend désormais étendre l’obligation à tout le pays, quel que soit le niveau d’enseignement. Signe des temps, cet écologiste est lui-même… végétarien.

Par Violette Bonnebas (publié le 24/02/2022)
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