Droit du travail: un chauffeur Uber requalifié en «salarié»
Je me sens comme un esclave : je travaille de longues heures chaque jour, sous les ordres d’une application, mais je n’ai pas de quoi me payer un salaire à la fin du mois. »

Guillaume* est chauffeur indépendant, ou « limousine » comme on dit chez Bruxelles Mobilité, où il a obtenu sa licence il y a un peu plus de deux ans. Depuis novembre 2018, il « collabore » avec Uber, qui organise le transport rémunéré de citadins dans la capitale et un peu partout dans le monde. À ce stade, il n’a « plus rien à perdre », nous explique-t-il. « Mais peut-être, quelque chose à gagner ». À savoir : devenir salarié de la multinationale.

Début juillet, Guillaume a introduit une demande de qualification de sa relation avec la plateforme d’origine américaine auprès de la Commission administrative de règlement de la relation de travail (CRT). Quand la nature de votre relation avec votre donneur d’ordre ou votre employeur vous apparaît comme suspecte, cet organe est là pour analyser votre cas et décider, si au regard de la législation locale, vous êtes salarié ou indépendant.

« Je ne gagne pas ma vie décemment »

Guillaume, sur papier, appartient à la seconde catégorie de travailleurs (les deux seules existant en droit du travail belge). Il a enregistré une société en personne physique, son véhicule lui appartient, il a obtenu seul les autorisations nécessaires pour exercer son métier. « Avec Uber, je ne connais que les inconvénients de ce statut, en aucun cas les avantages. Je ne gagne de toute façon pas ma vie décemment, donc j’ai décidé d’aller jusqu’au bout », poursuit le trentenaire.

Une démarche concluante puisque Le Soir a appris que la CRT lui avait donné raison à travers une décision longue de 12 pages rendue le 26 octobre dernier : Uber est bien, selon la Commission qui dépend du SPF Sécurité sociale, l’employeur de Guillaume. Précisément, la CRT conclut après un examen approfondi que « les modalités d’exécution de la relation de travail sont incompatibles avec la qualification de travail indépendant ».

Pour aboutir à cette conclusion – la question est épineuse et fait débat dans bon nombre de pays européens ainsi qu’aux États-Unis (lire ci-contre) –, plusieurs éléments contractuels ont été analysés. Notamment ceux qui concernent la liberté d’organisation du travail et d’organisation du temps de travail de Guillaume, deux démarches inhérentes au statut d’indépendant. Deux leitmotivs aussi utilisés par Uber depuis son lancement : l’entreprise estime, en effet, que la flexibilité de ses chauffeurs ainsi que leur liberté de prester quand ils le souhaitent et pour qui ils le souhaitent est à la base de sa « philosophie ».

« Je ne peux pas refuser une course »

« La réalité est bien différente », détaille Guillaume. « Uber capte quasi tout le marché à Bruxelles et, si je suis connecté à l’application, je n’ai pas le droit de refuser une course. Si je le fais, Uber abaisse ma “cotation”. Si je le fais trois fois de suite, Uber me vire », détaille Guillaume. Qui précise qu’il lui est également impossible de jongler entre plusieurs plateformes. « Si je suis sur deux applications et que j’accepte une course pour un autre opérateur et qu’Uber me demande d’être disponible, je suis obligé de refuser la course. Au final, comme expliqué, cela me porte préjudice. »

Guillaume, en outre, ne connaît pas son itinéraire avant d’accepter de prendre en charge un client. « On peut m’envoyer à 10 kilomètres. Soit un long trajet non rémunéré pour un trajet payé de 1.500 mètres. » S’il choisit de dévier du chemin imposé par la plateforme, par bon sens ou à la demande d’un client pressé, le chauffeur se dit également régulièrement pénalisé. Chez Uber, le client est roi. Quand ce dernier commande une course, l’application lui précise une fourchette de prix. « Évidemment, si je prends le ring pour aller jusqu’à l’aéroport, le prix de la course augmente car le trajet est plus long, mais le client peut très facilement réclamer à Uber la différence tarifaire. Même s’il m’a demandé d’aller au plus vite. » Dans ce cas de figure, la différence en euros est immédiatement déduite de la rémunération de Guillaume.

La CRT estime que le chauffeur ne peut pas influer sur la manière dont Uber organise un trajet, qu’il « n’a aucune marge de manœuvre quant à la façon dont la prestation est exercée. (…) En cas de non-respect de l’itinéraire, si le prix de la course ne correspond pas à l’estimation, il peut être ajusté a posteriori par Uber, le passager peut alors obtenir un remboursement mais le chauffeur ne sera payé que sur base du prix annoncé à ce dernier. (…) A aucun moment, un dialogue direct entre le chauffeur et le passager n’est possible. (…) De telles modalités obligent le chauffeur à fournir une prestation totalement standardisée. »

Un chantier dans le « pipe » du gouvernement

Guillaume n’est pas naïf, ses représentants qui l’ont accompagné dans la démarche administrative – le syndicat CSC via sa branche dédiée aux indépendants United Freelancers et le collectif du secteur des taxis – ne le sont pas non plus. Il sait que l’avis de la CRT est « non contraignant » pour Uber mais qu’elle a de lourdes implications pour son cas personnel. À moins d’être requalifié comme « salarié » par l’entreprise elle-même (un recommandé a été envoyé à ce titre aux différentes filiales impliquées en Belgique), il ne peut désormais plus travailler pour Uber.

De son côté, Uber explique qu’il « n’a pas encore pas encore reçu le point de la vue de la CRT » mais qu’il « estime que la justice bruxelloise a déjà tranché en 2019 le fait que ses chauffeurs étaient indépendants » (un procès a opposé l’entreprise au secteur des taxis et lui a donné raison, mais ce dernier a fait appel et le jugement n’a pas encore été rendu). La société américaine pourrait d’ailleurs attaquer la décision en justice. L’anglaise Deliveroo avait opté pour cette démarche en 2018 après que le même organe a acté en 2018 qu’un de ses coursiers indépendants était en réalité salarié de la plateforme (l’audience aura lieu en septembre de cette année).

« Notre priorité est de faire réagir les autorités. Uber, comme d’autres plateformes, doit occuper ses travailleurs selon une qualification conforme à la réalité du travail. Soit les prestataires sont véritablement indépendants et devraient, dès lors, pouvoir fixer leurs prix, leurs conditions d’intervention, choisir leurs clients, organiser leur service comme ils l’entendent… Soit Uber continue à organiser le service, à fixer les prix et les règles, à surveiller et contrôler les chauffeurs, et ceux-ci sont alors des travailleurs salariés », cadrent Martin Willems, qui dirige United Freelancers et Lorenzo Marredda, secrétaire exécutif de la CSC Transcom.

Au cabinet du ministre en charge du Travail Pierre-Yves Dermagne (PS), on confirme avoir déjà analysé les conclusions de la CRT et la volonté de débuter rapidement un chantier sur le sujet avec les partenaires sociaux. « Nous allons nous attaquer à la problématique des faux indépendants des plateformes numériques, comme décidé dans l’accord de gouvernement. L’idée est bien d’adapter la loi de 2006 sur la nature des relations de travail. Cela pourrait passer par une évaluation des critères nécessaires à l’exercice d’une activité indépendante, par un renforcement des critères également. Mais il s’agit évidemment d’une matière qui doit être concertée », précise Nicolas Gillard, porte-parole.

* Le prénom est d’emprunt, les décisions de la CRT sont anonymisées quand elles sont publiées.

Des pratiques désormais similaires chez les taxis

A.C.

Selon le collectif des Travailleurs du taxi et la CSC-Transcom, les problèmes constatés chez Uber sont actuellement également une réalité chez d’autres acteurs du secteur, en l’occurrence les centrales de taxis. « Les taxis indépendants sont très dépendants des centrales. Et depuis leur numérisation, il y a vraiment un glissement des pratiques. Les chauffeurs de taxi indépendants ne savent pas non plus où on les envoie avant d’accepter une course », explique Michaël Zylberberg, président du collectif. « La dernière version de l’application Taxis Verts est un clone de celle d’Uber. Au début, il y a cette idée de concurrence déloyale mais, comme le problème n’a pas été réglé, les centrales tendent à copier les mauvaises habitudes des plateformes. Cela est très inquiétant pour les travailleurs, qui perdent progressivement leur autonomie », ajoute Lorenzo Marredda, secrétaire exécutif de la CSC-Transcom.
Des décisions dans d’autres pays

Mis en ligne le 13/01/2021 à 05:00

Par A.C.

Lors de son introduction en Bourse en 2019, Uber expliquait collaborer avec 3 millions de chauffeurs indépendants dans le monde. Fatalement, face à une telle masse de main-d’œuvre, qui se plaint souvent de conditions de travail et de rémunération indécentes, procès et interventions des législateurs ponctuent régulièrement l’actualité de l’entreprise. Ces derniers mois, trois décisions retiennent particulièrement l’attention.
En Suisse

Plusieurs cantons sont en plein bras de fer avec la plateforme américaine. A Genève et à Zurich, les chauffeurs Uber sont désormais considérés comme des salariés. Les caisses d’assurances sociales réclament des sommes très importantes à l’entreprise, qui refuse jusqu’à présent de payer les cotisations sociales employeurs réclamées.

En France

La Cour de cassation a confirmé en mars dernier que le lien entre un conducteur et l’entreprise est bien un « contrat de travail ». Les arguments utilisés se rapprochent de ceux de la CRT : la plus haute juridiction du pays a jugé que « le chauffeur qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport ». Une jurisprudence qui permet d’appuyer les demandes de requalification des chauffeurs indépendants de l’Hexagone.

En Californie

Une loi contraint, depuis le 1er janvier 2020, Uber et Lyft à salarier ses collaborateurs. Les deux entreprises refusant de s’y plier ont investi environ 200 millions de dollars pour mener un référendum citoyen sur la question qu’ils ont remporté en novembre dernier, avec un texte baptisé « proposition 22 ». Qui introduit pour les dizaines de milliers de chauffeurs concernés un revenu minimum garanti et une contribution à l’assurance santé.

Par Amandine Cloot (publié le 13/01/2021)
A lire sur le site Le Soir