Dans le Morvan, un village résistant accueille des demandeurs d’asile
Un quadragénaire albanais remplit ses sacs de jouets, d’ustensiles de cuisine et de vêtements chauds pour toute sa famille tandis qu’une jeune femme sélectionne soigneusement une unique assiette à dessert. « Je ne voudrais que ce bonnet à pompons, avance un blond frisé jovial. Vous êtes sûrs que vous ne voulez rien en échange ? » Sur la quinzaine de tables dressées ce dimanche 9 décembre, tout est gratuit, même le goûter. La manifestation organisée par le Sel (système d’échange local) du canton grâce aux dons déposés par les riverains la veille, est ouverte à tous. Dans cette salle municipale de Luzy, se côtoient une trentaine de Nivernais installés de longue date, souvent nés à quelques kilomètres d’ici tout au plus, et des demandeurs d’asile arrivés au compte-goutte dans la commune à partir du 12 novembre 2018.

Quelques bénévoles avaient prévenu chacun des exilés de la tenue de l’événement. L’objectif était de créer un espace de rencontre supplémentaire pour favoriser leur intégration dans la vie du village. « Et le climat, à Luzy, c’est très différent de l’Albanie, alors ? » demande Laurent à un nouveau venu, qui lui répond d’un signe de main affirmatif. Tout sourire, un autre fait des tours du quartier sur son vélo rouge, une petite fille en amazone sur le cadre. Ailleurs, Stéphanie échange avec deux Iraniennes fraîchement débarquées, qui bredouillent quelques mots d’anglais. « Vous venez demain à l’atelier [bihebdomadaire d’activités manuelles] ? Ce sera poterie, vous connaissez ? » Elles promettent, intriguées et amusées.

Le Morvan a beau fournir chaque année le sapin de Noël de l’Élysée, il se dépeuple rapidement. Au début des années 1980, la commune de Luzy abritait près de 3.000 habitants contre un peu moins de 2.000 aujourd’hui. Sur les 40 appartements de l’immeuble de HLM rue Lafond, à 400 m de la rue du Commerce, 26 sont vides faute de demande. Y sont désormais logés cinq familles albanaises, une Kazakh, deux Iraniennes et onze Afghans et Sénégalais seuls, soit 37 personnes au total. Tous fuient les persécutions de leurs pays d’origine et sont pris en charge en tant que demandeurs d’asile. Dans 3 à 18 mois, ils sauront s’ils peuvent rester définitivement en France ou s’ils seront reconduits à la frontière. D’ici là, chaque famille touche au maximum 17 € par jour d’aides de l’État, et la préfecture paye les loyers au bailleur social.

« Dans les conditions actuelles, nous allons vivre avec des réfugiés. Ne serait-ce que pour des raisons climatiques, c’est inévitable. Autant prendre les devants »

Fation est Albanais. Il pose spontanément devant l’appareil photo, peu après sa sortie de la messe de la matinée, puis tient à faire rencontrer à Reporterre sa femme et ses deux enfants, à domicile. Le colosse de 35 ans souffle à peine en grimpant les 7 étages sans ascenseur. Derrière la porte décorée d’une couronne de gui, les murs sont blancs et le mobilier de série dans les quatre pièces n’est quasiment égayé que par le vélo à petites roues du benjamin. Fation est soulagé d’être arrivé à Luzy après un voyage qui l’a emmené, une fois arrivé en France, deux mois à Dijon puis à Decize, dans la Nièvre. Il n’a qu’une hâte : obtenir des papiers et le droit de travailler. En attendant, il donne des coups de main aux techniciens de la mairie et compte s’impliquer auprès des associations locales.

Depuis la crise de 1929, la mairie de Luzy a été pendant 84 ans aux mains de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) puis du Parti socialiste. Ses 2.000 habitants sont très majoritairement favorables à l’accueil de ces nouveaux voisins, comme le montre le dernier micro-trottoir de France 3 Bourgogne. Reporterre a cherché à rencontrer des Luzycois qui y seraient aujourd’hui opposés, parmi les plus défavorisés comme les plus aisés, en vain. « Nous, les habitants du HLM [rue Lafond] sommes les premiers concernés, commence Éric [*]. Et on trouve que tout se passe bien, on n’a pas peur. » Le plus important pour le trentenaire fatigué, c’est que « les Albanais disent bonjour » et qu’ils aident régulièrement sa mère à monter ses courses.

Les panneaux géants « village du futur » à l’entrée du bourg sont synonymes de maintien des services publics et d’initiatives écologiques. Depuis son élection en 2014, Jocelyne Guérin est une maire super-active. « Je pilote ma ville comme une entreprise et je veux qu’elle soit ambitieuse », dit l’élue à Reporterre. L’ancienne directrice départementale de la Caisse d’épargne et ex-adjointe à la culture cherche à rendre sa ville la plus attractive possible. À l’aide d’investissements et d’emprunts mais aussi des bonnes volontés locales, Luzy fait ainsi figure d’exception dans le sud du Morvan, qui est déserté par les commerces et les services publics. La gare de la commune, la poste, le centre médical, la bibliothèque, les écoles maternelle et primaire et le collège, les commerces et le marché tournent à plein régime, et 70 associations sportives, culturelles et sociales animent un complexe sportif, un restaurant végétarien, une boutique à petits prix, une Amap, des salles de concert, un cinéma et une grande halle de 2.500 m². Fête de l’accordéon ou du violon, Rock’A’Bylette : plusieurs festivals par an drainent jusqu’à 3.000 visiteurs par jour, y compris des étrangers.

En 2015, Jocelyne Guérin avait présenté sa volonté d’accueillir des migrants à la suite d’un grand appel de l’État. « Dans les conditions actuelles, nous allons vivre avec des réfugiés, dit-elle aujourd’hui à Reporterre. Ne serait-ce que pour des raisons climatiques, c’est inévitable. Autant prendre les devants. » L’idée a été entérinée par le conseil municipal à l’unanimité moins une abstention. Elle est concrétisée deux ans plus tard par la Fédération des œuvres laïques de la Nièvre (FOL 58), qui a répondu à un appel de la préfecture pour monter un service d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (Shuda). L’État est séduit par le dynamisme de Luzy. Pour la maire, qui n’a pas dépensé un centime, il n’y a pas de raison de solliciter à nouveau l’avis du conseil municipal ou de prévoir un référendum : « Nous portons ces valeurs depuis le départ. Maintenant, nous prenons nos responsabilités. » Outre les ateliers d’art plastique organisés chaque semaine, les exilés participent à la vie du village, les jours de marché ou les soirs au café, comme n’importe quel habitant.

« Le Front national n’a aucune solution réelle à apporter à ces difficultés »

Au milieu des pâturages de vaches charolaises, les villages ruraux du Morvan sont visités à tour de rôle par une camionnette de cinéma itinérant. Benoît a conduit l’une d’entre elles pendant presque deux ans. « En dehors de Luzy, l’ambiance et les mentalités sont très différentes », constate-t-il. Au premier tour de la présidentielle de 2017, quatre des six villages limitrophes ont placé Marine Le Pen en tête des suffrages, devant François Fillon.

Depuis la fin du mois de septembre 2018, les partis de droite extrême ont lancé leurs offensives depuis l’extérieur de Luzy. Lorsqu’elle a eu vent du projet de la préfecture, la section dijonnaise du Rassemblement national (RN, ex-FN) a déposé dans les boîtes aux lettres de la commune des tracts contre les migrants. Quelques jours plus tard, elle a lancé une pétition contre le Shuda de Luzy, rapidement signée par quelque 400 personnes — dont une écrasante majorité ne réside pas à Luzy, ont indiqué à Reporterre des sources concordantes. Elle est suivie d’une autre, mise en ligne par Debout la France (DLF), le parti du Nicolas Dupont-Aignan. Joint par téléphone, le responsable du parti pour la circonscription, Pascal Lepetit, ne tarde pas à révéler le fond de sa pensée : « Une partie des terroristes du Bataclan sont venus en France grâce à la “filière réfugié”. Maintenant, des mamies de 80 ans vont vivre à Luzy avec des personnes d’une autre culture et religion qu’elles », dit-il. Son discours est ponctué d’erreurs factuelles — « 100 % des demandeurs d’asile sont musulmans ».

Le 2 octobre dernier s’est tenue une réunion publique d’information destinée à répondre aux questions des riverains sur le Shuda. Une douzaine de militants du RN et de DLF de la région ainsi que quelques habitants des villages alentour l’ont perturbée. Paul [*], un chauffeur d’engin forestier de 25 ans, est l’un d’entre eux et se défend au téléphone d’être « un nazi ou un facho ». « On travaille à plein temps, on rembourse des crédits pour la voiture et pour la maison et on ne peut plus remplir la cuve de fuel pour se chauffer », dit-il. Les demandeurs d’asile sont dans des situations plus difficiles et ils « n’y peuvent rien, mais ils ne devraient pas être aidés en priorité », estime-t-il.

Le collectif Luzy hospitalité s’est créé en réaction à cet événement et réunit des profils variés, d’une employée municipale de 25 ans à une institutrice retraitée. Chez lui, à Luzy, Yves, 50 ans et trois points noirs sur le dos de la main en souvenir de ses années de militance libertaire, détaille la mission principale de ce groupe non partisan, avec en fond sonore un morceau de hard rock : prendre le temps de discuter avec les habitants. Les rumeurs qui circulent à une vitesse folle et auxquelles Reporterre s’est retrouvé confronté sur place à plusieurs reprises sont en effet le premier obstacle à surmonter : par exemple, sur le marché de Luzy, Christian [*], installé dans une ville à quelques dizaines de kilomètres, se dit « plutôt contre l’arrivée de migrants ici. Quand on sait que c’est des employés du gouvernement qui vont les chercher exprès dans leurs pays contre leur gré, pour qu’il se retrouve à mendier ici, c’est débile ».

Pour être bien armé, Yves, graphiste et photographe indépendant, affirme passer trois ou quatre heures par jour à lire la presse en ligne « pour croiser les informations ». Le collectif édite également des tracts sur la diversité. L’activité la plus chronophage consiste « à expliquer à ceux qui en bavent, dans les rues et au marché, que ce ne sont pas [les exilés] qui leur prennent ce qu’ils n’ont pas. Et que le Front national n’a aucune solution réelle à apporter à ces difficultés ». Le succès est au rendez-vous : la dernière fois que Pascal Lepetit, le responsable de Debout la France, est venu à Luzy, il tractait seul sur le parking du supermarché, à 20 km de chez lui. Personne n’a conservé ses prospectus.

Par Maxime Grimbert (publié le 19/12/2018)
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