Au Parlement européen, Uber et Deliveroo perdent une bataille
L’issueL’issue de la bataille est encore lointaine. Mais les adversaires d’Uber viennent jeudi 2 février d’engranger une victoire : le Parlement européen a plaidé pour une « présomption de salariat » qui pourrait, à terme, profiter à quelque 28 millions de travailleurs liés au monde des plateformes de coursiers.

Une majorité d’eurodéputé·es (376 pour, 212 contre, 15 abstentions) s’est prononcée pour ce texte qui concerne des entreprises numériques de livraison ou de mobilité comme Uber, Deliveroo ou Just Eat. La Confédération européenne des syndicats (dont la CGT, la CFDT et FO pour la France) s’est dépêchée d’applaudir « une étape importante pour mettre fin au faux travail indépendant et à la précarité sur les plateformes numériques ».

Les député·es ont ainsi confirmé en plénière la position déjà adoptée par la commission « emploi » du Parlement en décembre, mais qu’un groupe d’élu·es de droite, plus sensibles aux arguments des plateformes, avait cherché à contester en début d’année.

« Les droits des travailleurs exploités et vulnérables l’ont emporté », s’est réjouie Elisabetta Gualmini, une sociale-démocrate italienne et rapporteure du texte, qui a dénoncé en amont du vote l’ampleur du lobbying déployé par les plateformes depuis des mois.

« Le combat n’est pas fini, mais c’est de très bon augure pour la suite. Nous partons avec un mandat fort pour les discussions avec le Conseil [l’institution qui porte la voix des États membres – ndlr] », se félicite de son côté Leïla Chaibi, eurodéputée LFI qui a coordonné la position du groupe La Gauche (Gauche critique) sur le texte.

Le vote du Parlement intervient un peu plus d’un an après la présentation d’une proposition de directive par la Commission européenne, l’exécutif de l’UE. Cette dernière reconnaissait déjà le principe de « présomption de salariat » dite « réfutable », mais l’associait à une liste de « critères » : si deux d’une liste de cinq critères étaient remplis, le travailleur était considéré comme salarié, à moins que la plateforme n’apporte la preuve du contraire.

Dans la version du Parlement, ces critères sont relégués au second plan : ils ne servent plus, pour le travailleur, à justifier son statut de salarié, mais plutôt à la plateforme, si elle souhaite contester ce statut.

Une large majorité d’élu·es français·es favorables au texte

Dans le détail, une très nette majorité des 79 élu·es français·es a voté pour, dont les délégations EELV, LFI, PS-Place publique, mais aussi LR et Renaissance.

Le vote des élu·es de la majorité présidentielle était scruté de près, sur fond de soupçons de collusion entre la présidence d’Emmanuel Macron et les intérêts d’Uber. À l’été 2022, les « Uber Files » publiés par Le Monde avaient documenté l’activisme de celui qui était alors ministre de l’économie, pour défendre les intérêts de la société de VTC entre 2014 et 2016.

Depuis, d’autres médias dont Euractiv ont mis au jour les pressions exercées par Paris sur la Commission, dans l’espoir de rendre le projet de directive plus conforme aux exigences des plateformes. « Les autorités françaises ne sont […] pas favorables à une présomption de salariat », est-il écrit dans une lettre envoyée en septembre 2021 par la Représentation permanente de la France auprès de l’UE à la Commission.

En bout de course, la délégation française Renew a voté ce jeudi pour le mandat de négociation. Mais le groupe libéral dans son ensemble, le troisième plus important dans l’hémicycle par le nombre d’élu·es (102 membres), s’est fortement divisé. Constatant les désaccords, le président du groupe, Stéphane Séjourné, par ailleurs proche d’Emmanuel Macron, n’a finalement donné aucune consigne de vote sur ce texte ultra-sensible.

Les négociations avec les capitales au Conseil s’annoncent difficiles.

Leïla Chaibi voit dans le soutien des eurodéputé·es macronistes « un sacré camouflet pour Emmanuel Macron, au sein de son propre camp ». Valérie Hayer, qui copréside la délégation française de Renew, avait annoncé dès janvier qu’elle voterait le mandat, parlant d’une « position équilibrée, ambitieuse, respectueuse du droit des travailleurs, très progressiste ».

Lors du vote ce jeudi à Bruxelles, les extrêmes droites françaises, elles, se sont divisées. Les député·es du RN, dont Jordan Bardella, ont voté pour le mandat de négociation, tandis que les élus non inscrits de Reconquête, dont Nicolas Bay, ont rejeté le texte. Joint par Mediapart, ce dernier explique son opposition à un mandat « qui vise une nouvelle fois à harmoniser les législations et régimes de travail au sein de l’UE alors que nos réalités sociales sont différentes ».

Ce vote n’est qu’une étape d’un long marathon bruxellois engagé depuis 2021. Maintenant que la position du Parlement est connue, il reste au Conseil, c’est-à-dire à l’institution qui porte la voix des vingt-sept capitales à Bruxelles, à s’entendre sur une position, et enfin d’engager des discussions avec le Parlement européen et la Commission, à trois, pour faire émerger une position de compromis.

Ici, la partie s’annonce plus difficile, notamment parce que la Suède, qui occupe la présidence tournante de l’Union jusqu’en juin, est sur la défensive. Stockholm est par principe réticente à ce que le législatif statue sur des questions de droit social, préférant laisser le champ libre aux partenaires sociaux.

Il faudra sans doute attendre juillet et la présidence tournante de l’Espagne, un pays dirigé par une coalition de gauche qui a déjà fait voter un texte plutôt ambitieux sur le sujet. C’est ce qu’a laissé entendre un message de félicitation, après le vote, de Yolanda Díaz, vice-présidente du gouvernement espagnol, et ancienne ministre du travail. Au risque, en cas de complications en cours de route, de ne pas réussir à boucler ce texte d’ici aux prochaines européennes, en mai 2024.

Par Ludovic Lamant (publié le 02/02/2023)
A lire sur le site Mediapart