« On a tout donné » : ces travailleurs ont sauvé la dernière usine de papier 100% recyclé
Ils ont traversé de lourdes épreuves. À force de lutte, d’entraide et de complicité, ils ont sauvé leur usine. La Chapelle Darblay était la dernière de France à recycler 100 % du papier. Rencontre avec ces trois salariés, trois compères désormais liés.

« On avait la conviction qu’il fallait la sauver, cette putain d’usine. » L’espoir était infime, mais ils l’ont fait, à la sueur de leur front. Promise à la destruction, l’usine Chapelle Darblay, dernier site français à même de fabriquer du papier journal et d’emballage 100 % recyclé, vient d’être sauvée après 1 000 jours d’une lutte acharnée. Cette victoire, l’économie circulaire « made in France » la doit en grande partie à trois « Pap Chap », trois salariés qui ne voulaient pas voir disparaître les précieuses machines à papier de l’usine de Grand-Couronne : Julien Sénécal,

Reporterre les a rencontrés auprès d’immenses machines, qui permettaient de recycler 480 000 tonnes de déchets papier et carton par an, l’équivalent du tri de 24 millions d’habitants. Ces « bécanes », comme Julien, Cyril et Arnaud ont coutume de les appeler, ils en connaissent par cœur la musique et les battements. Mais depuis la fermeture de l’usine en 2020, ces géantes métalliques sont muettes. Les papiers et cartons sont enfouis, brûlés ou envoyés en Belgique et en Allemagne. « Un gâchis », déplore Arnaud Dauxerre.

Et pourtant, par la grâce des mots de ces trois-là, la féerie opère : l’usine revit. En voyageant dans leurs souvenirs, on ressent les vibrations du sol. On hume « l’odeur douceâtre » de la pâte à papier qui embaume l’air et colle au bleu de travail, « limite écœurante ». On entend « un boucan inimaginable », les bruissements de l’eau, les boyaux projetés, les roulements, le papier qui craque quand il est trop sec, les bobineuses, les soufflages... « tous ces petits sons avec lesquels on a vécu pendant de longues années », résume Cyril Briffault.

« Dans la lutte, on était un peu comme le Bon, la Brute, et le Truand »

Perché sur les machines, le trio fleure la complicité. Pas une minute ne passe sans qu’une vanne ne fuse, comme si l’on avait affaire à des stand-uppers au festival de Montreux. « On s’est bien trouvés », conviennent-ils. « Dans la lutte, on était un peu comme le Bon, la Brute, et le Truand », dit Cyril Briffault, en référence au western italien de Sergio Leone sorti en 1966.

Dans le rôle du « Bon » : Julien Sénécal, 39 ans, crâne chauve et barbe proprement taillée. Il a pratiquement grandi dans l’usine : son grand-père, son père et sa mère y ont travaillé avant qu’il ne devienne opérateur sur une machine à papier en 2002. Sa famille vit toujours à deux pas. « Son nom, Sénécal, est indissociable de l’histoire de l’usine », résume Arnaud Dauxerre. Comme son père, Julien s’est impliqué dans la défense des salariés, en tant que secrétaire CGT au comité social et économique (CSE). « Il a la fibre sociale et il est toujours positif, dit de lui Cyril. Lors des réunions, il s’attachait souvent à arrondir les angles. » « Quand il y avait des désillusions, il était toujours le premier à nous relever et à nous encourager », complète Arnaud.

Cyril Briffault, 46 ans, chaîne en argent et barbe grisâtre, a remporté le casting de la « Brute ». Ce délégué syndical CGT se définit lui-même comme « le grand méchant qui braille ». Une définition bien réductrice pour les autres, qui assurent qu’il est « adorable » et qu’il « comprend tout avant tout le monde, comme un bon joueur d’échecs ». Ils ont parfois été soufflés par son habileté face à la direction. Notamment lors d’une journée décisive, en juin 2020, où il a conditionné sa signature du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) à la sauvegarde du site et des machines pendant un an. « C’était vraiment osé, mais ça a marché, salue Julien. Il a décoché la bonne arme au bon moment et le site a été maintenu en l’état, le temps qu’on trouve des repreneurs. Très honnêtement, à ce stade, on n’y croyait plus. Grâce à ça, les machines n’ont pas été démolies. »

Mèche sur le côté, lunettes noires et chemise soigneusement rentrée dans le pantalon, Arnaud Dauxerre, 52 ans, détonne avec son look BCBG, style « mec de droite », selon Cyril. C’est lui, le « Truand ». Représentant — sans étiquette — des cadres de l’entreprise, il s’est engagé contre vents et marées. « Il a été courageux parce qu’au départ, il a été vu comme un traître par certains autres cadres, qui se pensaient à l’abri des licenciements », ajoute Cyril. « Il donne l’impression d’être en captivité quand on le voit au milieu de Cyril et moi, mais son apport a été primordial, s’amuse Julien. Le mot CGT est répulsif pour beaucoup, alors Arnaud nous a ouvert des portes, joué de ses contacts institutionnels pour attirer les soutiens et les repreneurs. »

« La vie sociale s’effondre, la santé se délite, l’équilibre familial part en vrille »

Ensemble, les trois têtes d’affiche du sauvetage de la Chapelle Darblay ont traversé de lourdes épreuves. Tout a commencé en septembre 2019, quand le papetier finlandais United Paper Mills (UPM) a annoncé la cession de la papeterie, puis l’a fermée en 2020 après quatre-vingt-dix années de fabrication de papier journal. L’usine s’est tue et ses 217 salariés ont été priés de prendre leurs cliques et leurs claques, et de s’en aller faire un tour à Pôle emploi.

« Une usine qui perd ses salariés, elle perd son âme. Elle devient vide et froide », dépeint Cyril. Il garde le souvenir anéantissant « des collègues venus un par un vider leurs casiers » en plein premier confinement dû à la pandémie de Covid-19. « Certains se sont assis dans le coffre de leur bagnole, sac aux pieds, et ont commencé à chialer », se souvient-il. À ses côtés, Julien opine, les traits tirés : « Une fermeture d’usine, ce n’est pas juste une page qui se tourne. Pour certains, c’est la vie sociale qui s’effondre, c’est la santé qui se délite, c’est l’équilibre familial qui part en vrille. »...

Par Alexandre-Reza Kokabi et Nnoman Cadoret (publié le 10/06/2022)
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