25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte
Le 1er jan­vier 2019, les zapa­tistes ont célé­bré les 25 ans de leur sou­lè­ve­ment. L’occasion de réaf­firmer leur enga­ge­ment dans la construc­tion, ici et main­te­nant, de leur auto­no­mie et la défense de leur ter­ri­toire au sud du Mexique. Leur mot d’ordre ? « Le peuple gou­verne et le gou­ver­ne­ment obéit. » Face à la pres­sion tou­jours crois­sante du capi­ta­lisme et des méga­pro­jets défen­dus par le nou­veau gou­ver­ne­ment « pro­gres­siste », de nom­breux sou­tiens natio­naux et inter­na­tio­naux se sont expri­més au cours de ces quatre der­niers mois. La répres­sion ne fai­blit pas ; la lutte non plus : récit, sur place, d’une com­mé­mo­ra­tion et d’un appel, lan­cé le 10 avril der­nier, « à lever un réseau mon­dial de rébel­lion et de résis­tance contre la guerre qui, si le capi­ta­lisme triomphe, signi­fie­ra la des­truc­tion de la pla­nète ». ☰ Par Julia Arnaud

Le 1er jan­vier 1994, sor­tis de la nuit, les zapa­tistes ont occu­pé cinq villes du Chiapas — dont la tou­ris­tique San Cristóbal de las Casas — et don­né à connaître au Mexique et au monde entier leurs reven­di­ca­tions : tra­vail, terre, loge­ment, ali­men­ta­tion, san­té, édu­ca­tion, indé­pen­dance, liber­té, démo­cra­tie, jus­tice et paix. Après plu­sieurs jours de com­bat et sous pres­sion de la socié­té civile, l’EZLN — l’organisation mili­taire du mou­ve­ment fon­dée en 1983 — et le gou­ver­ne­ment s’assoient à la table des négo­cia­tions : elles donnent nais­sance, en 1996, aux Accords de San Andrés. Ils ont pour but de per­mettre la recon­nais­sance de l’autonomie et du droit à l’autodétermination des peuples indigènes ; sans sur­prise, ils ne seront jamais res­pec­tés par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. Dans une situa­tion de contre-insur­rec­tion per­ma­nente, dans un ter­ri­toire occu­pé par les mili­taires et les para­mi­li­taires, l’EZLN et les com­mu­nau­tés zapa­tistes choi­sissent alors la voie de la construc­tion de leur auto­no­mie et de la mise en pra­tique uni­la­té­rale de leurs exi­gences. En 2003, les cinq cara­coles — et avec eux les Conseils de bon gou­ver­ne­ment — sont fon­dés ; ils deviennent les centres poli­tiques et cultu­rels des cinq zones auto­nomes.

    « Peu, même au sein des espaces mili­tants, savent ce qui se trame encore ici, en 2019, dans les mon­tagnes du sud-est mexi­cain. »

À mon arri­vée, en 2010, alors que les ques­tions me brû­laient les lèvres, la pre­mière réponse que l’on m’a don­née à Querétaro, au centre du pays, bien loin du Chiapas, fut : « Mais non seño­ri­ta, les zapa­tistes n’existent plus, c’était en 1994… » Tout le monde a enten­du par­ler de la lutte zapa­tiste. Peut-être du café rebelle. Sans doute du sous-com­man­dant insur­gé Marcos. Mais peu, même au sein des espaces mili­tants, savent ce qui se trame encore ici, en 2019, dans les mon­tagnes du sud-est mexi­cain. Si depuis bien long­temps les médias offi­ciels ont entre­pris un métho­dique tra­vail de dés­in­for­ma­tion, le silence public des zapa­tistes n’en a pas moins été volon­taire : entre 2009 et 2012, pas un seul com­mu­ni­qué n’a été publié alors qu’ils nous avaient habi­tués, par la plume dudit sous-com­man­dant, à une prose pro­li­fique depuis 1994. Ce mutisme était celui de la construc­tion, en interne, de leur auto­no­mie ; ils l’ont rom­pu avec fra­cas le 21 décembre 2012 — tan­dis que 50 000 membres des com­mu­nau­tés zapa­tistes (les « bases d’appui ») rem­plis­saient sans le moindre bruit les rues de San Cristóbal, poing levé, visage cou­vert —, par la déto­na­tion d’un com­mu­ni­qué des plus brefs : « Vous avez enten­du ? / C’est le son de votre monde qui s’écroule, / C’est le son du nôtre qui resur­git. / Le jour qu’a été le jour, était la nuit, / Et la nuit sera le jour qui sera le jour. / DÉMOCRATIE / JUSTICE / LIBERTÉ. »

Ce monde, ils en pour­suivent la créa­tion. Leur auto­no­mie se déve­loppe jour après jour : des écoles, des hôpi­taux, une autre jus­tice, des col­lec­tifs agri­coles et arti­sa­naux ont fleu­ri dans toute les zones. Nous sommes de plus en plus nom­breux à leur avoir ren­du visite, à avoir appris à leur côtés, notam­ment grâce à la « Petite école zapa­tiste » — plu­sieurs mil­liers de per­sonnes se sont alors ren­dues dans les com­mu­nau­tés afin d’apprendre de leur quo­ti­dien et d’étudier les quatre livres de cours réa­li­sés par des membres des dif­fé­rents cara­coles, ceci sous le regard atten­tif de leur votán, ces « gar­diens » et « gar­diennes » qui ont accom­pa­gné cha­cun d’entre nous et ont répon­du patiem­ment à nos ques­tions. « Ici, c’est le peuple qui dirige, il a sa propre poli­tique, il a sa propre idéo­lo­gie, il a sa propre culture, il crée, il amé­liore, il cor­rige, il ima­gine et il va conti­nuer de tra­vailler » : c’est là ce que nous rap­pelle le sous-com­man­dant Moisés, suc­ces­seur de Marcos en tant que porte-parole depuis 2013. Quand on leur demande com­bien de per­sonnes repré­sentent les zapa­tistes, la réponse est éva­sive, tou­jours, mais pour­tant claire : « Beaucoup ! »

« Demain, départ 6 heures, lever 4 heures. » Tels ont été les der­niers mots des com­pas zapa­tistes : la Rencontre de Réseaux, qui s’est tenue du 26 au 30 décembre 2018 en terres récu­pé­rées, près du vil­lage de Guadalupe Tepeyac, afin que se ren­contrent, se retrouvent et s’organisent les dif­fé­rents « indi­vi­dus, groupes, col­lec­tifs, orga­ni­sa­tions » qui luttent pour un autre monde, s’est ter­mi­née après une assem­blée plé­nière de trois heures. Si au Mexique les horaires sont tou­jours assez flexibles et rela­tifs, ici, en ter­ri­toire zapa­tiste, l’autodiscipline est pri­mor­diale : sans elle, ils n’en seraient pas là. « Que vous votiez ou que vous ne votiez pas, orga­ni­sez-vous ! », nous ont-ils maintes fois répé­té. Comme dans de nom­breuses com­mu­nau­tés ori­gi­naires, le chan­ge­ment d’heure n’existe pas pour les zapa­tistes ; c’est « la hora de Dios », « l’heure de Dieu », celle du monde, du soleil et de la vie — 4 heures, c’est donc 3 heures.

    « On nous inter­roge lon­gue­ment sur les gilets jaunes qui, vus d’ici, incarnent la révo­lu­tion en cours. »

Les lumières s’allument, le maté­riel a été char­gé dans des camion­nettes prêtes à par­tir ; des visages, fati­gués par ces der­niers jours de dis­cus­sions et ces der­nières nuits de musique autour du feu, émergent des tentes. Nous sommes tous prêts à embar­quer dans les bus, les bétaillères et les autres véhi­cules ; la longue cara­vane s’avance bien­tôt. De la Municipalité auto­nome rebelle zapa­tiste (MAREZ) San Pedro Michoacán, où s’est tenue la ren­contre, jusqu’au cara­col de la Realidad, dit « Mère des cara­coles de la mer de nos rêves », il faut une heure et demie de route sur un petit che­min de terre qui monte, des­cend, ser­pente. Les pas­sa­gers se ren­dorment tant bien que mal ; le convoi avance, s’arrête ; « Tiens, que se passe-t-il ? », « Rien, ce sont ceux de devant qui ont per­du les sacs sur le toit », « Ah », ça repart. Le soleil se lève, la forêt appa­raît et avec elle la brume mati­nale que percent les mon­tagnes — en contre­bas, se des­sinent la val­lée et la com­mu­nau­té. Nous arri­vons main­te­nant à l’entrée du vil­lage ; des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes et des anciens accueillent la cara­vane par de francs sou­rires de bien­ve­nue. Les mai­sons, petites et en bois, sont pour cer­taines d’entre elles recou­vertes de pan­neaux solaires.

Il y a huit ans, en pleine période de silence, j’étais venue ici. J’avais deman­dé à ren­con­trer le Conseil de bon gou­ver­ne­ment : les com­pas m’avaient don­né de quoi man­ger et un endroit où dor­mir mais, à 4 heures du matin, ils m’avaient pré­ve­nu que le Conseil ne pour­rait pas me rece­voir et que le pro­chain bus pas­sait dans 30 minutes. L’un d’entre eux m’avait mur­mu­ré : « Aujourd’hui, ce n’est pas pos­sible, mais on te pro­met que la pro­chaine fois tu ren­tre­ras. » Cette pro­chaine fois arrive ce 31 décembre 2018. La jour­née se passe entre siestes et retrou­vailles. Les dis­cus­sions vont bon train : on nous inter­roge lon­gue­ment sur les gilets jaunes qui, vus d’ici, incarnent la révo­lu­tion en cours. La lumière du jour com­mence à fai­blir et nous rejoi­gnons le préau qui sur­plombe la place cen­trale du cara­col. La foule est dense, les bases d’appui zapa­tistes sont au pre­mier rang ; nous nous tas­sons à l’arrière ; par la porte prin­ci­pale, une par­tie des troupes fait son entrée ; un long défi­lé com­mence. Il dure­ra plus d’une heure. Conduits par le sous-com­man­dant Galeano (ancien­ne­ment Marcos), plus de 3 000 hommes et femmes, vêtus d’une che­mise mar­ron et d’un pan­ta­lon vert accor­dé à leur cas­quette, fou­lard rouge autour du cou, d’abord à che­val et à moto puis à pied, avancent et, déjà, s’alignent au rythme des bâtons qu’ils frappent à chaque pas. Ils sont la nou­velle géné­ra­tion, les enfants de celles et ceux qui, par­tis de ce même lieu, étaient allés com­battre et don­ner leur vie 25 ans plus tôt. Il n’y a pas d’armes, mais cette démons­tra­tion nous rap­pelle que l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale n’a jamais bais­sé la garde...

Par Julia Arnaud (publié le 06/05/2019)
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